Canebière : la réalité sacrifiée au mythe

décembre 2004
Proclamée « symbole de Marseille », la Canebière est cernée aujourd'hui par les discours réactionnaires, nostalgiques d'un passé mythique qui n'a jamais existé, et sur lesquels surfe l'actuelle municipalité.

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A l’origine, un ruisseau, le Jarret, qui se jetait dans la calanque qui deviendra le Vieux-Port. Et cette fameuse noce entre Gyptis la Ligure et Protis le Grec. Dans la légende de sa fondation, Marseille se place ainsi sous le signe de l’intégration, de l’échange. Une générosité qui s’est singulièrement démonétisée aujourd’hui… Les berges du Jarret furent longtemps faubouriennes, puisque extra-muros du temps de la cité grecque comme de la ville médiévale. Son cours fut détourné vers l’Huveaune, le terrain étant vraisemblablement occupé depuis l’Antiquité par des chantiers navals. Il fallut attendre le rempart de Louis XIV pour que la Canebière fasse partie de Marseille. En 1667 (1), son nom est mentionné pour la première fois. Il vient de ce que la voie aurait été tracée sur l’emplacement d’un ancien chantier de cordiers, dont la matière première était le chanvre (canebe). L’artère part alors du Cours (l’actuel cours Belsunce), pour descendre jusqu’au port, sur lequel elle ne débouchera qu’en 1774. La rénovation urbaine de l’époque consacre comme artère-phare non pas la Canebière, mais le Cours, promenade des élégants et des dames… mais aussi des filous. En 1722, le poète marseillais Salomon se plaint : « L’on me vole ma montre, on prend ma tabatière (…) Où sommes-nous mon Dieu ! Quel peuple ! Quelle ville ! » (2) On cherchera donc en vain un âge d’or originel…

Le « bordel »

Au cours du XIXe siècle, la Canebière prend la physionomie qu’on lui connaît aujourd’hui. En 1803, le rempart est démoli. Dorénavant, elle est prolongée par la rue Noailles, élargie en 1860. C’est alors que sont construits les grands hôtels (Louvre, Noailles, Grand Hôtel). Cette seconde portion de l’actuelle Canebière connaît des hauts et des bas. Aristocrate au XVIIIe siècle puis bourgeoise au début du XIXe, ses commerces luxueux déménagent rue St-Ferréol sous le second Empire, chassés par le charroi et la populace qui s’y bousculent. Plus haut, les allées de Meilhan sont des lieux de promenade pour la jeunesse qui fréquente les guinguettes ou les partis politiques qui s’y réunissent. Quant à la Canebière proprement dite, elle voit éclore des grands cafés où l’on vient parler affaires, qui rivalisent de décorations pompeuses. Faut-il regretter la disparition de ces établissements, lorsqu’on voit, rue de La République, ce qu’il est advenu du Café Parisien, de ses ors, volutes et miroirs ? : rénové, il est moche comme un Bistrot Romain… En 1928 seulement l’on nomme Canebière l’addition de ces trois rues (Canebière, Noailles, Allées de Meilhan), formant l’avenue que l’on sait, menant du port aux Réformés. La même année, Claude McKay écrit : « port préféré des matelots en bordée sans permission, infestée de toutes la racaille des pays méditerranéens (…) cette ville semblait proclamer au monde entier que la chose la plus merveilleuse de la vie moderne était le bordel » (3) André Suarès, quant à lui, évoque le tintamarre des cafés de la Canebière où se mêlent « les rauques raclements de l’arabe, les larges voyelles volubiles des langues latines, les douces sifflantes du grec si riche en nuances, les gutturales et les hennissements germaniques, le gazouillis puéril de l’anglais… » (4) Même tableau pour Albert Londres quelques années plus tard : « C’est à croire que les voyageurs ont une religion secrète et que la Canebière est quelque chose dans la religion des voyageurs, comme La Mecque dans la religion des musulmans ». (5) Toujours aussi peu sûre, la Canebière est le théâtre de l’assassinat du roi Alexandre de Yougoslavie aux côtés du ministre français des Affaires Etrangères Louis Barthou en 1934. Un an plus tard, Sarvil et Scotto écrivent le « tube » intergalactique Notre Canebière. Le cosmopolitisme y est toujours chanté : « Internationale (…) – Elle est la capitale des marins de l’univers ». Viennent ensuite la guerre, la décolonisation, les crises économiques du dernier quart du vingtième siècle, qui façonnent le visage actuel de Marseille et de la Canebière. Un visage avec des stigmates, mais non dénué de joie.

La Jérusalem du croisé Gaudin

Et à présent ? « Avenue mythique de Marseille plongeant sur le Vieux Port, la Canebière, aujourd’hui triste artère sans caractère, déçoit le touriste de passage et blesse l’amour-propre des Marseillais, » (sic) si l’on en croit un journaliste peu inspiré de l’AFP (21/10/04) se faisant le porte-parole de la nostalgie poujadiste. Du mythe, nous avons vu qu’il ne reposait pas sur grand-chose. Tandis que la réalité a été faite de haut et de bas, suivant la vigueur économique de la ville, qui fut en revanche toujours un port cosmopolite. Comme l’a dit Suarès, « Marseille n’est toute Provençale qu’en secret : Marseille est universelle » (6). Les forces réactionnaires se sont toujours raccrochées à cette « identité » provençale. Le Félibrige de Mistral voit le jour à l’époque de l’explosion commerciale de Marseille, « porte de l’Orient ». Pagnol, dans sa trilogie, peint un village provençal, et non un port cosmopolite. Plus près de nous, le maire d’extrême-droite Bruno Mégret fera rebaptiser Vitrolles « Vitrolles-en-Provence ». Le 5 décembre 2001, Jean-Claude Gaudin, fraîchement investi de son second mandat, déclare: « Le Marseille populaire ce n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est pas le Marseille comorien. Le centre a été envahi par la population étrangère, les Marseillais sont partis » (7). Le discours politique autour de la requalification urbaine semble tout droit sorti du staff de George Bush, puisque le terme central est celui de « reconquête ». Un accent guerrier, qui se place dans l’orbite du soi-disant « choc des civilisations ». M. Gaudin, ancien professeur d’histoire et géographie, a très certainement lu dans ses manuels que la Reconquista (reconquête) correspond à la période où les Espagnols ont lutté contre l’occupation arabe, jusqu’à repousser l’Infidèle de l’autre côté de Gibraltar. M. Gaudin, qui fait étalage de sa foi, fut un des partisans de la mention de l’héritage chrétien dans la Constitution européenne, amen. Mais pas de bonne croisade sans Jérusalem. Revoilà donc notre Canebière, c?ur d’un centre-ville promu «Terre Sainte ». Un « choc des civilisations », qui prend parfois des airs ridicules, comme lorsque la Mairie opte pour la cause du hamburger contre celle du kebab. Elle a décidé, en effet, la fermeture à 23 heures pour les snacks de la Canebière, tandis que Mc Donald’s conserve ses horaires habituels.

Cheval de Troie

Dans une enquête réalisée par la SOFRES en novembre 2002, certes commanditée par la Ville de Marseille, pour 80 % des sondés, « la rénovation du centre-ville va redonner de la vie et de la cohésion à un centre-ville qui dépérissait », alors que pour seulement 17 %, « la rénovation du centre-ville va entraîner le départ des gens les plus pauvres et accentuer les différences sociales entre les différents quartiers de la ville ». Tout l’art du sondage est là. Deux opinions sont mises dans la balance et il faut choisir son camp. Un joli centre-ville ou « les pauvres ». La Ville de Marseille reconnaît les causes économiques de l’exclusion quand ça l’arrange, mais préfère plus souvent la stigmatisation ethnique, plus à même de séduire l’électorat FN. Derrière le Maire se sont « croisés » les commerçants de l’association « Sauvons la Canebière ». Tout un programme, qui reprend le vocabulaire du salut religieux : « Si ça continue, il va falloir la débaptiser », gémit Christian Borelli, son président (8).

Promue symbole de la ville, la Canebière est un énorme enjeu politique. Cette volonté d’embourgeoisement du centre de Marseille est une constante des municipalités de droite comme de gauche depuis des lustres. L’ensemble des tours Labourdette sur le cours Belsunce a été bâti dans cette perspective sous Defferre, et l’histoire de la rue de la République se répète à plus d’un siècle de distance. Aujourd’hui – assez habilement – c’est aux étudiants (et aux « bobos », nouvelle sorte d’étudiant attardé, le pouvoir d’achat en plus), que l’on fait jouer le rôle de cheval de Troie. En effet, si les bourgeois rechignent à se frotter aux populations d’origine immigrée, il n’en va pas de même pour leurs enfants. A la recherche de loyers modérés, de lieux vivants où l’on peut manger un couscous pour pas cher, ils sont dans leur grande majorité séduits par le cosmopolitisme populaire du centre-ville. Bibliothèque à Belsunce, IUFM et université sur la Canebière sont autant de points d’ancrage pour cette population draguée par la municipalité. La réussite de la bibliothèque de l’Alcazar s’est faite malgré cette volonté politique, beau pied de nez des minots de Belsunce. Mais cette mixité sociale risque malheureusement d’être transitoire, puisqu’à peine « colonisés » par les étudiants, ces quartiers seront vite convoités par la bourgeoisie, espère la municipalité. Dans l’esprit de M. Gaudin, le tramway et le commissariat de Noailles seront les « outils de reconquête » qui finiront de libérer la Canebière du kebab et du sauvageon. Nul doute que suivant ce credo, la Jérusalem céleste soit représentée par les Champs-Elysées : bureaux, boutiques et cafés sans âme aux tarifs exorbitants, où touristes hébétés et cadres pressés se croisent dans la plus totale indifférence.

M. Venator

(1) André Bouyala d’Arnaud, Evocation du Vieux Marseille, p.221 (2) Id,. p. 238 (3) Claude Mc Kay, Banjo, p.70 (4) André Suarès, Marsiho, p.167 (5) Albert Londres, Marseille, porte du Sud, p.60 (6) Suarès, id. p. 55 (7) Cf La Tribune (8) AFP, 21/10/04

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