« Arrêtons ce discours de peur insupportable »

mai 2014 | PAR Michel Gairaud, Rafi Hamal
Écoutez l'émission:
Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Thierry Fabre, directeur du développement culturel et des relations internationales du Mucem, invité de la Grande Tchatche
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le Ravi : Pourquoi le scrutin européen est-il devenu le porte-voix de tous les nationalismes ?
Thierry Fabre : De quoi l’Europe est-elle le nom aujourd’hui ? Pour beaucoup, du désenchantement. L’approfondissement de l’Europe n’a pas eu lieu avant l’élargissement, et elle est devenue un grand ensemble gélatineux, un peu inconsistant, très largement bureaucratique. Le choc de la crise financière et économique fait payer l’addition aux peuples et non pas aux banques. L’Europe est fragilisée. Je crois beaucoup au pouvoir symbolique. Sur les billets de l’euro, il n’y a rien. C’est une Europe sans visage. Alors qu’on aurait pu mettre Goethe, Nietsche, Verdi, Victor Hugo, Byron – des figures qui incarnent un souffle. Les passions mettent en mouvement les sociétés, elles sont plus fortes que les intérêts, montrait le sociologue Albert Hirschman. Or il n’y a pas de passion européenne, parce qu’il n’y a pas de pouvoir symbolique européen.

Le FN se réfère au droit romain, à la philosophie grecque et au christianisme pour définir l’Europe. Et vous ?
C’est la question des fondements et des héritages. L’Europe est-elle uniquement gréco-latine et chrétienne ou prend-elle aussi en compte son héritage judeo-arabe ? Le discours sur l’identité des sites de la fachosphère comme Occidentalis, Français de souche etc., renie la pluralité constitutive de l’Europe, et sa généalogie méditerranéenne. Pourquoi est-il important de faire référence à Averroes ? Parce qu’il est l’introducteur d’Aristote dans la culture européenne. Et parce que cela veut dire que l’héritage grec nous a été transmis par les Juifs et par les Arabes, par la Sicile et l’Andalousie.

L’extrême droite cible aussi sans cesse les musulmans…
On a désormais le sentiment qu’une nouvelle « libre parole » – du nom du journal antisémite de Drumont au XIXème siècle (chez qui on trouve « la France aux Français », un des principaux slogans du FN) – s’est désormais libérée. Nous assistons à une grande dérive politico-identitaire. Pourtant, entre ces partisans de l’identitaire, du vide ou du simulacre, il y a quelque chose d’autre à bâtir en reprenant l’initiative du débat d’idées pour renouer avec une autre vision de l’Europe. Le visage de la France n’est pas cette grimace que représente le FN. Là aussi il ne faut pas baisser les bras !

Nicolas Sarkozy, dans une tribune publiée avant les élections européennes, a réclamé la fin des accords de Schengen afin de renforcer les contrôles aux frontières.
Cela participe de l’Europe citadelle. Au lieu de l’identité malheureuse chère à Alain Finkielkraut, pourquoi ne parlerait-on pas des appartenances heureuses, de la mixité qui est en train de se mettre en place ? Il faut arrêter ce discours de peur insupportable !

Le rejet de l’Europe du sud repose-t-il toujours sur des motifs religieux ?
Ce rejet relève surtout des équilibres géopolitiques. Le centre de gravité de l’Europe se situe désormais vers Berlin. Il y a une fracture nord-sud en Europe. La façon assez insupportable dont a été traitée la crise grecque est un signe d’une forme de mépris qui s’exerce à l’intérieur même de l’Europe. L’intellectuel allemand Ulrick Beck dit pourtant qu’Angela Merkel ferait bien de regarder un peu plus la culture et le savoir vivre méditerranéens. Ce n’est pas d’une potion d’austérité dont l’Europe a besoin : il faudrait que d’autres désirs s’expriment.

Le processus de Barcelone puis l’Union pour la Méditerranée, censés ouvrir l’Europe vers le sud, sont devenus des coquilles vides…
Je ne crois pas aux grands montages politico-institutionnels. Les sociétés ont bougé avec l’ampleur des mobilisations citoyennes dans les révolutions arabes. Il y a une attente de nouveauté et un espace possible entre les dictatures et les religieux. La Tunisie se transforme profondément par exemple. Ce n’est pas fini, ce n’est pas gagné, mais c’est bien parti.

Vous semblez optimiste sur l’évolution des printemps arabes…
On peut s’inquiéter lorsque se manifestent des régressions. Mais les printemps arabes sont un mouvement irréversible de grande ampleur. Ils ont exprimé, au-delà d’une demande sociale, un désir de liberté des peuples, de reprise en main de leur propre avenir.

Marseille a désormais une mairie d’arrondissement gérée par l’extrême droite. Comment pourrait-elle incarner, dès lors, l’ouverture vers le sud ?
C’est une ville multiple et populaire. Elle compte très peu d’étrangers car ils y sont devenus français. Elle est traversée par des passions nombreuses, comme celle du football. Il y a aussi des passions identitaires. Ce n’est pas d’hier que le FN s’est investi à Marseille. Le plus inquiétant, c’est qu’avant il y avait une protestation organisée contre l’extrême droite alors qu’aujourd’hui, il y a une forme de consentement. Il ne faut pas laisser les choses suivre leur cours. Les Marseillais se définissent comme « méditerranéens ». Cela veut dire qu’ils ne sont pas dans une vision mono-identitaire. La Méditerranée est une pluralité constitutive.

Comment aller au-delà des représentations qui font de l’islam un épouvantail ?
Ces représentations ne sont pas fondées sur rien. La violence symbolique, politique, existe aussi dans l’islam. De puissants mouvements salafistes à Marseille, extrêmement intolérants, veulent supprimer l’alcool dans des quartiers au moment du Ramadan. C’est insensé. Dans la République, il n’y a pas de raisons que de telles choses se produisent. Il faut être d’une grande clarté, d’une grande fermeté et ne pas consentir au rejet identitaire de type raciste, à des expressions communautaires ou communautaristes d’intolérance religieuse, de quelque religion que ce soit. Mais l’islam est un grand héritage religieux, de pensée, de culture. Jacques Berque parlait de culture d’apport. Les phénomènes de crispation empêchent de voir les synthèses créatrices qui se mettent en œuvre, qui existent à l’évidence sur le plan culturel et artistique – les exemples musicaux sont à foison.

Vous êtes programmateur au Mucem. Quel rôle doit jouer ce musée ? Va-t-il aussi se projeter vers ces quartiers de relégation sociale et politique où le FN prospère sur la misère ?
Moins d’un an après l’ouverture, on est à 2,5 millions de visiteurs. Près de 47 % des visiteurs sont de Marseille et des Bouches-du-Rhône. Ce n’est pas un musée comme un autre. Il est inscrit dans son territoire. Il ne fait pas peur, on peut aller s’y promener, pique-niquer, puis on y pousse une porte pour voir une exposition. Ce n’est pas un lieu replié sur lui-même. La tour du Fanal est un beau symbole, à condition que le rayonnement ne soit pas unilatéral. Au Mucem, on met en débat cette notion de civilisation avec des cycles de conférences ; on est dans l’idée d’un phare qui émet mais qui reçoit aussi. C’est un musée passerelle entre les deux rives de la Méditerranée. Le temps colonial est fini et c’est une heureuse nouvelle. Il nous appartient maintenant d’inventer l’avenir sur d’autres bases, d’autres valeurs et notamment la réciprocité et la reconnaissance…

Propos recueillis par Michel Gairaud et Rafi Hamal, et mis en forme par Anne-Claire Veluire.