Bonnes affaires et belles galères

juillet 2004
La profusion des festivals dans la région constitue une véritable manne touristique et commerciale. Mais ne fait pas toujours le bonheur des artistes. L'ampleur de l'offre n'est pas forcément signe de qualité ni d'une véritable démocratisation de la culture.

« Il est aujourd’hui certain que le développement économique peut s’appuyer sur la culture. » La phrase n’est pas celle d’un entrepreneur privé investissant dans le mécénat artistique, mais figure dans la présentation à destination de la presse et des partenaires du festival marseillais Métissons, consacré aux musiques et cultures des diasporas. Il est rare cependant qu’on puisse chiffrer avec exactitude les retombées économiques indirectes d’un festival, en dehors des dépenses faites par la structure organisatrice (salaires, locations, frais de logement…). Peu d’études ont été menées dans la région, bien qu’elle abrite une bonne partie des principaux festivals nationaux. Cependant, l’une d’elles, réalisée en 2001 , évaluait l’impact du poids lourd d’Avignon à 22 909 520 euros, dont deux tiers constitués par les dépenses des plus de 50 000 festivaliers venus cette année-là. Au total, ces retombées équivalaient à presque trois fois le budget du Festival. L’étude ne tenait pas compte des festivaliers du « off », qui peuvent être dix fois plus nombreux. Après l’annulation du festival international d’art lyrique en 2003 , la mairie d’Aix-en-Provence annonçait une perte d’environ 10 millions d’euros pour l’économie locale, et évaluait la dépense quotidienne moyenne d’un festivalier à 110 euros, hors places de spectacle. Les conflits de l’été dernier ont d’ailleurs permis aux media et au public, si ce n’était déjà fait, de prendre conscience des enjeux économiques de ces événements. Les journaux se sont largement fait l’écho des lamentations de commerçants, au premier rang desquels hôteliers et restaurateurs, posés en « victimes » des annulations en série.

« Les demandes de subventions arrivent comme des champignons le lendemain d’un jour de pluie »

La région Paca se présente fièrement comme une « terre de festivals » et le conseil régional édite depuis quelques années un guide sous ce titre, recensant, pour l’édition 2004, 330 festivals (1 900 spectacles), qui selon les termes du communiqué de presse « témoignent de la vitalité culturelle de notre région ». Le nombre de manifestations qui briguent l’appellation de festival est en fait véritablement impressionnant, plus de 600 selon l’Arcade, l’Observatoire régional des métiers de la culture, en tenant aussi compte de ceux qui ne respectent pas les critères de régularité, de durée (deux jours minimum) et ne présentent pas deux programmes distincts minimum. Face à la pléthore de demandes de subventions, les élus doivent faire le tri : « Il en arrive comme les champignons le lendemain d’un jour de pluie, constate Michel Pezet conseiller général des Bouches-du-Rhône délégué à la culture. Parfois même cela relève plus de la vie associative que du festival proprement dit. »

Cette « vitalité culturelle » susceptible d’attirer encore plus de touristes en laisse certains sceptiques. Car paradoxalement, ce foisonnement masque des déficiences. « Dès le début du mois de juin, on a des spectacles non-stop et le reste de l’année c’est parfois le désert total, hormis quelques périodes de fête », déplore ainsi Catherine Lecoq, comédienne, déléguée régionale de la CGT spectacle et fraîchement élue au conseil régional où elle occupe la fonction de vice-présidente de la commission culture. Loin de voir remis en cause leur rôle de diffusion des spectacles, bon nombre de festivals sont avant tout des marchés. Le cas le plus exemplaire est le « off » à Avignon. Pour pouvoir y être représentées, les compagnies ont évidemment besoin de travailler toute l’année. Or elles ne sont pas toujours aidées à la hauteur de leurs besoins. « Il faudrait aussi plus d’aides au fonctionnement des compagnies, comme il en existe pour les lieux permanents », poursuit Catherine Lecoq. Bien souvent, la participation au festival « off » représente un gouffre financier pour des petites compagnies qui ne parviennent pas toujours à salarier leurs membres. Le budget est notamment grevé par le logement des artistes, les propriétaires privés n’hésitant pas à proposer des appartements en ville à plus de 1 500 euros la semaine. Pour renflouer les caisses, il faudra décrocher des dates dans l’année. Or, les lieux susceptibles d’accueillir ces spectacles ne le font pas toujours. « On a vraiment du mal à trouver des lieux de représentation. Les Centres dramatiques nationaux ne font plus leur travail de soutien à la création, ajoute encore Catherine Lecoq. Et dans l’ensemble, beaucoup de théâtres ne programment les spectacles que deux ou trois soirs. Aujourd’hui, trois semaines de représentation, c’est devenu un “ risque ” ! »

« L’opéra, ça ne s’apprécie pas dans un « drive-in ». Il faut cesser de cloisonner la culture des uns et la culture des autres. »

Le phénomène festivalier dévoile une crise plus large de la politique culturelle en France, qui, selon Philippe Urfalino , est une « politique désenchantée où les moyens ont supplanté les fins ». L’idéal de démocratisation de l’art serait un vieux souvenir : sa seule fonction serait désormais d’assurer la survie économique des institutions, sans proposer de buts crédibles pour l’ensemble des acteurs. « Le rêve de la culture pour tous remonte à Malraux et à Vilar. Autrefois, tout le monde allait dans la cour des Papes voir les spectacles. Aujourd’hui, le “ off ” est considéré comme de la merde par la direction même du festival », analyse André Gracia dit Pepito, responsable du café-musique aixois La Fonderie, organisateur du festival Zik-Zac, qui propose chaque été des concerts gratuits dans la Zac du Jas de Bouffan. Au désengagement avéré de l’Etat, les collectivités locales répondent par un soutien, plus ou moins prononcé, aux manifestations. Dans le budget moyen d’un festival, les villes sont généralement les plus impliquées, à hauteur de 22 %, les départements 12 % et les régions 9 %. Si les « gros » festivals reçoivent aussi le soutien d’entreprises et de mécènes privés, la plupart des petites structures ne vivent que de l’aide publique et bien sûr de leurs ressources propres : adhésions à l’association organisatrice, entrées, ventes de boissons… Le festival interdisciplinaire Au Sud du Sud, dans les 11e et 12e arrondissements de Marseille, relève par exemple de la politique de la ville et perçoit aussi des subventions de la mairie, de la région et du département. Zik-Zac est en majeure partie financé par la ville et la communauté d’agglomération du pays d’Aix. Ces « petits » festivals ont parfois du mal à boucler les budgets, malgré les aides publiques. C’est le cas pour Métissons, dont les organisateurs précisent qu’avec moins de 120 000 euros pour trois jours de concerts, le festival « fonctionne depuis des années avec un budget égal à un tiers de ce qu’il devrait être ».

Les collectivités, garantes de l’intérêt général, affichent leur souci de « favoriser l’accès à tous les publics ». Ce qui n’exclut pas de financer des grosses machines aux programmations parfois élitistes comme le Festival d’art lyrique aixois ou le festival international de piano de La Roque d’Anthéron, dont le poids économique et en termes d’image pour le département ne peut être négligé. Le conseil général des Bouches-du-Rhône consacre ainsi aux festivals un tiers environ des 12 millions d’euros de subventions annuelles allouées au secteur culturel, dont 400 000 euros chacun pour les festivals d’Aix et La Roque. « Nous leur demandons un travail d’ouverture en direction des publics, assure Michel Pezet, en faisant par exemple des tournées dans d’autres communes, des concerts gratuits de jeunes artistes… »

À Aix, des « actions de sensibilisation » ont lieu autour de l’art lyrique avec notamment quelques dizaines de places à tarif réduit (10 et 15 euros) ou gratuit pour les scolaires, les étudiants, et les publics « défavorisés ». Le geste demeure symbolique quand on sait que le prestigieux événement attire 70 000 spectateurs aux tarifs « normaux ». Maryse Joissain, le maire, fait installer aussi des écrans géants dans les quartiers pour retransmettre les opéras. Ce qui fait bondir Catherine Lecoq : « L’opéra, ça ne s’apprécie pas dans un « drive-in ». Il faut cesser de cloisonner la culture des uns et la culture des autres. Il faut revenir à l’intérêt collectif, donner accès aux représentations à des gens économiquement faibles, dans les conditions réelles du spectacle. » Son collègue au conseil régional, Alain Hayot, élu délégué à la Culture et à la Recherche depuis mars dernier, annonce, la main sur le c?ur, vouloir « combattre toutes les formes de marchandisation de la culture, qui la mettent en situation de rentabilité. Nous voulons faire des gens les acteurs de leur propre histoire et il ne s’agit pas que d’une question d’accès, même s’il faut dépasser les barrières symboliques ». En permettant à des jeunes vivant dans les cités d’assister massivement à des opéras dans la très chic cour de l’Archevêché ?

Laurence Allard

1 « Les retombées économiques du festival d’Avignon », réalisée pour l’Association de gestion du festival, par Adrien Maigne. 2 Le budget 2004 du festival d’art lyrique s’élève à 14 500 000 euros, dont 34 % de subventions publiques. 3 Auteur de L’invention de la politique culturelle, récemment réédité chez Hachette Pluriel, il s’exprimait lors d’un débat organisé le 17 juin 2004 à Marseille par les Libraires du Sud et la revue La pensée de midi. 4 Propos recueillis lors du même débat.

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