Le dessein d’un dessin

mars 2006
Un dessin qui se passe de mots à fait couler beaucoup d'encre. Et du sang. Comment ces quelques traits ont-ils pu provoquer cet emballement médiatique, diplomatique, politique?

Le dessin est le seul mode d’expression totalement fictionnel, libre, qui peut abriter toutes les ambiguïtés. Il permet en effet le raccourci brutal entre deux éléments, et gomme tous les chemins qui relient ces éléments. Ainsi de Mahomet coiffé d’une bombe : il existe bien un lien entre Mahomet et le terrorisme, puisque des extrémistes tuent au nom de Dieu et du Prophète. Comme les évangélisateurs, inquisiteurs ou intégristes chrétiens (christianistes ?) ont tué et tuent encore, au nom de Dieu et de son fils. Que peut entraîner le raccourci d’un dessin ? Une lecture, raccourcie, elle aussi : qui débouche sur un rire franc dans la plupart des cas (à la lecture du Ravi, du moins…), mais qui peut aussi finir en dégoût, en incompréhension. Ainsi du dessin incriminé : pourquoi avoir accolé islam et terrorisme, si ce n’est pour provoquer ? Mais pour provoquer quoi, ou qui ?

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La religion en politique.

Provoquer une réflexion sur l’usage de Dieu en politique ? C’est ce que le Ravi veut croire : malgré les lois qui la cantonnent dans la sphère privée, la religion est une chose publique, un phénomène collectif qui propose des manières de concevoir la société et la vie en commun. Notre laïcité est un équilibre historique qui est remis en cause, par la plupart des autorités religieuses, dès qu’elles le peuvent. Dans notre société, pouvoir blasphémer, c’est rappeler que la croyance est individuelle, et qu’elle ne s’impose donc pas à la liberté des incroyants ; que la religion doit rester dans ses églises, ses temples, ses synagogues et ses mosquées. Encore faudrait-il que ces dernières existent, et que la pratique de l’Islam soit possible et facile : ce que MM. Gaudin et Peyrat, pourtant défenseurs de leur propre religion, ne veulent pas voir chez eux… La liberté d’expression suppose une vraie liberté du culte.

Faire savoir.

Provoquer un réveil des consciences ? Peut-être… Car ce dessin dit avec brutalité ce que d’autres disent avec perfidie : Philippe de Villiers ou Jean-Marie Le Pen déclarent tous les jours que l’islam est dangereux. Le reste de la classe politique française, Chirac en tête, a entériné le lien fictif entre immigration et insécurité, jusque dans l’explication et l’ethnicisation des violences urbaines de l’automne dernier. Alors, que dire aux musulmans qui lisent ce dessin comme une provocation ? Qu’il était très probable qu’un abruti allait le dessiner un jour ou l’autre, par ignorance et par bêtise. Mais que ce n’est pas ce que nous pensons les uns des autres : la grande majorité des Européens ne pense pas que l’islam soit une religion dangereuse. Ils ont maintenant le devoir de le faire savoir par tous les moyens en Europe pour que la peur cesse de s’étendre, et plus loin, dans certains pays musulmans, où les croyants sont manipulés par leurs dirigeants religieux et laïcs. Ce sont ces pouvoirs-là qu’il faut viser, et atteindre par une caricature toujours plus acerbe. La religion n’est pas en cause, mais ce que certains hommes en font.

Etienne Ballan

Au sommaire

Pages 7-8-9 De nombreux dessins irrévérencieux de prophètes

Page 8 – « Apprendre à ne pas être choqué » : un entretien avec Mohamed Laqhila, vice-président du Corai (conseil de réflexion et d’action sur l’islam) – En Paca, priorité au débat : les musulmans de la région ont fait parler leur raison avant leur sentiment

Page 9 – Le code pénal du côté des caricatures : le point de vue de Michel Zaoui, avocat au Barreau de Paris, spécialiste du droit à la presse

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