L’ubérisation en roue libre

juin 2017
Courbés sous leurs énormes sacs isothermes, les livreurs à vélo Deliveroo illustrent la flexibilité poussée à l'extrême. Enquête à Marseille sur l'ubérisation du marché du travail chère au président "Jupiter" Macron.
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« Il faut assumer davantage de flexibilité », déclarait en février dernier Emmanuel Macron. Flexibilité : le remède miracle contre le chômage, selon le président de la République. L’idée est qu’en abaissant les contraintes pour les entreprises, elles embaucheront davantage. Une idéologie qui atteint son paroxysme dans l’ubérisation. Prenez des clients branchés en permanence sur leur smartphone et des travailleurs précaires tout aussi connectés. Ajoutez-y une plateforme dont la seule mission est de les mettre en lien, moyennant une rétribution de la part du client et une rémunération pour le travailleur, exerçant sous le statut d’auto-entrepreneur. Si Jean-Marc Zulesi, référent des Jeunes avec Macron dans les Bouches-du-Rhône admet que « 70 heures pour un Smic, c’est insuffisant », ciblant le cas d’Uber, il relativise : « Aujourd’hui, cette plateforme recrute des gens dans les quartiers. Cela leur permet d’avoir du boulot, de se lever le matin, d’avoir des responsabilités. » Oui, mais dans quelles conditions ?

Pédale ou crève

Bouille de gamin, énorme cube isotherme sur le dos, Thibault (1), 21 ans, enchaîne les heures sur son vélo usé pour Deliveroo, une société britannique qui livre les repas de restaurants au domicile des clients. Jonglant entre ce job et ses études coûteuses, il gagne environ 900 euros par mois avec une vingtaine de livraisons quotidiennes. Si le boulot l’a attiré pour ses horaires flexibles, il lui a causé bon nombre de péripéties. « Au rond-point, là, je me suis fait rentrer dedans par une voiture. » Dans les rues souvent escarpées de Marseille, Gaspar (1) aussi en a vu de toutes les couleurs : « J’ai fini à l’hôpital. Traumatisme crânien. » Exerçant leur activité sous le statut d’auto-entrepreneur, ces travailleurs ne bénéficient que d’une très maigre protection. « L’assurance, c’est à notre charge, explique Gaspar. Nous, on est juste leurs associés, ils peuvent rompre les contrats quand ils veulent. »

En Paca, Deliveroo, implantée à Nice, Aix-en-Provence et Marseille, compte entre deux-cents et trois-cents livreurs. Elle recrute massivement, mettant en concurrence ses effectifs qui gagnent de moins en moins, d’autant que la société se réserve le droit de changer à tout moment les modalités de paiement. « Il y a d’un côté la rémunération contractuelle, à la course, qui ne varie pas, explique Jérôme Pimot, porte-parole du Collectif coursiers, et il y a une part qui change tous les mois en servant de variable d’ajustement. » En octobre dernier, des revenus minimums étaient garantis chaque jour, midi et soir : entre 10 et 12,50 euros selon les créneaux. En avril, ces minimums ont largement diminué (entre 7,50 et 10 euros), ils ont même disparu les lundis, mardis et tous les midis. « C’est de moins en moins bien chaque mois », déplore Gaspar. À tel point que les livreurs marseillais ont fini par organiser une grève le 30 mars. Ou plus exactement, ils se sont « déconnectés », c’est-à-dire rendus indisponibles pour livrer. La plupart de ceux qui ont participé à la contestation ont immédiatement vu leur contrat rompu ! Preuve de l’asymétrie de la relation entre les plateformes et leurs « travailleurs indépendants ».

Dépendance dont témoigne la tenue bleue et violette que sont sommés de porter les bikers. Soumis à un algorithme qui sélectionne de manière opaque les livraisons qu’ils pourront effectuer, sanctionnés s’ils s’absentent trop longtemps ou s’ils font grève, la subordination semble évidente. Sollicitée à plusieurs reprises, la société britannique n’a pas daigné répondre à nos questions.

L’économie déstabilisée

« Les livreurs sont des cobayes, analyse Jérôme Pimot, porte parole national du Collectif coursier. Ils sont là pour récupérer des données, tester un nouveau mode de livraison. Deliveroo et les autres plateformes choisissent des auto-entrepreneurs car on en fait ce qu’on veut. » Pour lui, le but ultime de ces plateformes est de « développer une technologie qu’elles revendront à des acteurs emblématiques comme Amazon », afin de livrer leurs produits, collectant au passage une manne de données privées sur leurs clients.

De son côté, Grégoire Leclercq, président de la Fédération des auto-entrepreneurs, pointe les contradictions de l’ubérisation : « Il y a le côté pile avec un grand gagnant : le consommateur, encouragé dans ce qu’il adore : pouvoir noter, comparer, gagner du temps, faire des économies… Et du côté face, on assiste à une déstabilisation de l’économie traditionnelle. Les travailleurs sont sapés par un nouveau modèle complètement déséquilibré où sont remis en cause le droit du travail et la financiarisation de notre économie. »

Une remise en cause qui n’est pas l’apanage du secteur du transport. L’hôtellerie subit la concurrence de Airbnb, les métiers juridiques celle de nombreuses sociétés qui proposent à moindre coût l’élaboration d’un testament ou de tout autre acte officiel. Même les vieilles entreprises s’y mettent : la Poste a racheté la société de livraison Stuart qui fonctionne sur le même principe que Deliveroo. Ce basculement de l’économie est-il inévitable ? Non, selon Grégoire Leclercq : « Ce n’est inexorable qu’à une seule condition : que le consommateur continue de la plébisciter. S’il a envie d’être plus responsable, cela pourra s’arrêter. »

Maëva Gardet-Pizzo

1. Les prénoms ont été changés