« Arles, c’est pas Luma Land ! »
« Dites-le que c’est pour Hoffmann, monsieur le maire, dites-le que c’est pour des intérêts personnels ! » Dans le bureau du maire, Alain Leal, restaurateur du centre ville en grève de la faim, élève la voix ce vendredi 19 mai. A ces mots, le maire, Hervé Schiavetti (PCF), sort de ses gonds et s’ensuit un échange musclé. Le plaignant est furieux du non renouvellement de l’autorisation de terrasse, le maire ne supporterait pas qu’une vague puisse éclabousser l’initiatrice d’un projet pharaonique pour la ville. Le restaurateur croit savoir qu’il doit laisser place à la circulation pour les hôtels de Maja Hoffmann. Sans convaincre, Hervé Schiavetti invoque des raisons de sécurité. Et impossible d’en savoir plus : « Vous allez me lâcher oui ! », se retranche le premier magistrat face aux questions insistantes du Ravi. La rumeur peut circuler…
Si le maire est tendu, c’est que le projet est « inespéré » pour la ville. Maja Hoffmann, qui a grandi en Camargue, investit avec sa fondation au bas mot 150 millions d’euros pour la construction de la tour Gehry et la transformation des anciens Ateliers SNCF en centre d’art expérimental. Soit plus de 10 ans de budgets d’investissement municipaux. En arrière plan, l’ancienne cité ouvrière désargentée et désindustrialisée peine avec 13,6 % de chômage. Le maire s’applique depuis des années à « s’adapter à toutes les demandes de la Fondation, faire en sorte que le projet puisse aboutir », nous expliquait-t-il avant l’altercation.
Rachat de la ville
Arles : une ville moyenne par la taille, un grand village dans l’esprit. Il y a les rumeurs qui sont fondées : « Maja a payé pour les travaux publics de la place du Forum », « Hoffmann rachète l’immeuble du cadastre ». D’autres, comme sur l’acquisition de cafés, sont fantaisistes. Il y a aussi les opinions :« j’ai pas voté pour Hoffmann ! », « Arles, c’est pas Luma Land ! ». La sexagénaire suisse est devenue un personnage aux supposés pouvoirs divins. C’est qu’effectivement, petit à petit, elle rachète des établissements si bien qu’aujourd’hui, elle possède trois des hôtels les mieux placés de la ville. Insatiable, elle achète les immeubles mitoyens. Ajoutez à cela les restaurants et l’offre est complète.
Pourquoi une telle boulimie ? « L’hospitalité est très importante pour nous. Quand on a commencé, l’offre n’y était pas », justifie le directeur exécutif de la Fondation Luma, Mustapha Bouhayati, qui aurait aimé ne pas être cité, par culture de la discrétion. « Si on voulait gagner de l’argent on ferait autre chose », répond-il en évoquant la simple recherche d’un « équilibre général », néanmoins bien orchestré par une fine horlogerie de structures juridiques et son directeur financier. Quant à démêler les rumeurs qui parcourent le forum arlésien ? « On ne s’en occupe pas et nous refusons de leur donner du crédit : on a tellement d’autres choses à faire ! », balaie le directeur de la Luma. Nicolas Koukas (PCF), adjoint à la démocratie de proximité, semble plus préoccupé. Il entend lutter contre « l’effet hérisson », le rejet d’une partie des habitants de la déferlante Hoffmann. Après des négociations avec la Fondation, il a réussi à co-organiser des visites de chantier. « Grâce à elles, les avis changent, les habitants comprennent l’opportunité du projet. Un Camarguais a décidé de se convertir dans les maisons d’hôtes », se réjouit-il.
Pousse-toi d’là
La Fondation bouscule les équilibres dans une ville au patrimoine riche et à l’offre culturelle déjà importante. Cela fait 20 ans que les collectivités investissent pour en soutenir les acteurs. Dans le Parc des Ateliers, le pouvoir change de mains. La Fondation a acheté l’essentiel des bâtiments à la Région en 2013. Et cet été, pour la première fois, la Grande Halle des Ateliers présentera une exposition de la Fondation Luma en lieu et place du festival les Rencontres de la photographie. « Je pourrais en faire un symbole et prendre le drapeau rouge et noir », ironise Sam Stourdzé, le directeur des Rencontres.
Son prédécesseur, François Hébel, avait démissionné en 2013 face au retrait des pouvoirs publics. Stourdzé est plus diplomate pour les dossiers en collaboration avec Luma : espaces, billetterie commune… Souple, il s’adapte aux changements tardifs. « Ces derniers rendent les choses parfois un peu compliquées, reconnaît-il. Je comprends qu’ils (l’équipe de la Fondation. Ndlr) donnent la priorité à son agenda. Nous sommes là pour les aider, pas pour les enfoncer. Ils apprennent un nouveau métier, être un acteur culturel dans cette ville à travers un lieu qui va être gigantissime. C’est normal qu’il y ait des tâtonnements. Au final on arrive toujours à trouver des solutions. » Fin négociateur, il sait aussi manier la dissuasion atomique. « Le jour où on n’arrivera pas à avoir les conditions nécessaires, on continuera à Arles mais aussi là où on voudra bien nous accueillir », annonce-t-il en énumérant les partenariats déjà ouverts avec Marseille, Nîmes, Avignon et Toulon.
Autre locomotive arlésienne, la maison d’éditions Actes Sud de la nouvelle ministre de la Culture Françoise Nyssen et son mari Jean-Paul Capitani, également grands propriétaires immobiliers arlésiens. Ils sont les seuls, hormis Luma, à détenir des bâtiments dans l’enceinte des Ateliers. « On comptait mettre des salles de cinéma dans nos espaces mais elles s’installeront dans la tour Gehry, explique Jean-Paul Capitani évoquant les évolutions au gré des échanges avec « Maja ». Peut-être qu’elle va faire quelque chose dans nos halles. Donc on va essayer de redistribuer les billes. Moi j’ai aussi besoin d’un lieu », poursuit-il. Néanmoins, les fondamentaux sont là : « On est tous solidaires avec la même ambition, celle de développer cette ville intelligemment », reprend le co-fondateur d’Actes Sud. C’est que le projet n’est pas facile à appréhender. Mieux, il change de nom constamment. Le dernier en date : le « Centre pour la dignité humaine et la conscience écologique ». Large !
Plateforme public-privé
« Imaginer des futurs pour une ville et une biorégion » : c’est le thème que s’est fixé la première édition des Luma Days, fin mai. Artistes, architectes, designers internationaux et experts locaux ont été invités à penser l’avenir du territoire. « C’est quelque chose de très inédit, un partenariat public-privé pour le bien commun », prolonge Mustapha Bouhayati de la Fondation Luma. Les débats furent vifs pour savoir s’il fallait répondre à l’invitation au sein du collectif d’Arles en transition où des citoyens réfléchissent déjà à l’avenir du territoire. Un membre, médecin anthropologue, questionne « la définition du bien commun par un tiers et les actions qui peuvent en découler. De plus, les politiques que nous avons élus doivent être à l’origine de ces actions et les garants d’un fonctionnement adapté ». Récupération, déplacement du débat et de l’action publique ?
« Nous on bouscule personne, on a plutôt envie de travailler avec tout le monde », rassure le directeur exécutif de la Fondation, qui rappelle que l’objectif est « d’être une plateforme ouverte. Maja Hoffmann a construit des bâtiments vides à occuper par le travail collectif ». Si Luma a choisi Arles, c’est aussi pour bénéficier d’une latitude d’expression qu’elle n’aurait pas eu dans une métropole mondiale. La Fondation souhaite se servir de la ville comme support, un porte-voix pour son discours. « Avec la tour Gehry, on a voulu positionner la ville sur la carte, souligne Mustapha Bouhayati. Arles doit parler comme Barcelone, on est l’égal du Moma de New-York. On pense qu’Arles a quelque chose à dire au monde. »
Et Arles peut-elle dire quelque chose à la Fondation ? La communauté d’agglomération arlésienne (ACCM), a créé une sorte de parlement local de la culture pour recueillir les besoins et les attentes où les principaux acteurs arlésiens, Luma comprise, échangent les informations. « Pour faire un partenariat, il faut être deux. Ce que je constate, c’est qu’ils prennent l’information mais en donnent très peu. Je veux bien que le projet soit évolutif, mais la co-construction, ce n’est pas juste dire : »nous allons faire ça, c’est génial » », regrette David Grzyb (PS), vice-président en charge de l’économie et de l’emploi à l’ACCM, électron libre au sein de la majorité. « Qu’ils s’appuient sur les ressources locales très bien, mais les projets de territoire, ça se travaille ensemble. »
Depuis le quartier populaire de Griffeuille, on voit grandir la fameuse tour Gehry. « Au début, je croyais que c’était des logements sociaux, je me suis dit c’est bien, proche du centre ville », rigole Bouchra Rhamni, mère de famille. « Je veux que les premiers bénéficiaires soit Arles, les Arlésiens, et la Camargue », déclarait Maja Hoffmann en 2014 lors de la pose de la première pierre de la tour. La route est longue et périlleuse. Cela tombe bien, le projet se revendique « évolutif et organique » répète-t-on volontiers à la Luma.
Eric Besatti
Enquête publiée dans le Ravi n°152, daté juin 2017