Moi, Eric Cantona : Prophète loin de mon pays

juin 2009
Le « king » du ballon rond, auquel les supporters de Manchester vouent pour toujours un culte, joue son propre personnage dans le dernier film de Ken Loach. Une fois de plus, au cinéma comme dans le foot, c’est l’Angleterre qui consacre Cantona.

Menton haut, le regard pénétrant, Eric Cantona contemple un chalutier qui s’éloigne au large des côtes de la Camargue. Un gabian se pose près de lui. L’homme et l’oiseau s’observent longuement. Qu’est-ce que tu me veux ? Tu n’as pas peur ? Tu as raison. « Je ne suis pas un homme. Je suis Cantona. » (1) Tu ne vas quand même pas me demander, toi aussi, ce que j’ai voulu dire lors de cette conférence de presse en Angleterre ? C’était il y a bientôt quinze ans. Je sortais du tribunal. Trois cents caméras m’attendaient pour que j’explique mon coup de pied kung-fu sur ce supporter qui m’avait insulté. Un coup de sang : neuf mois de suspension. « Les mots n’ont aucun sens, chacun peut les interpréter comme il veut. »(2) Alors, j’ai prononcé une seule phrase, puis je suis parti. Le gabian claque du bec et articule dans un sifflement aigu la célèbre formule : « Quand les mouettes suivent un chalutier, c’est parce qu’elles pensent que les sardines seront jetées à la mer. »

« Les plus beaux souvenirs sont les plus difficiles »

Oh putain ! J’entends des voix maintenant ! Il fallait bien que ça m’arrive. Ce rôle dans Looking for Eric me perturbe. Je m’en doutais. Jouer Mimie Mathy à Manchester sous la direction d’un réalisateur trotskyste, cela devait forcément laisser des séquelles. C’est l’histoire d’un supporter au bout du rouleau qui m’idolâtre et auquel j’apparais pour lui servir de coach. On m’y compare à Gandhi, Castro, Mandela, Sinatra et même à Sammy Davis Jr. Et puis il y a tous ces pétards qu’on a fumés pendant le tournage. Toujours par souci de réalisme, pour ne pas tricher, c’était vraiment de l’herbe. De la bonne. Sacré Ken Loach ! Mais tu le sais bien, toi : « Celui qui anticipe tous les dangers, ne prendra jamais la mer. » (1) Le film a été présenté en compétition dans la sélection officielle au festival de Cannes le jour de la Saint Eric. Le palmarès a été prononcé le soir de mon anniversaire. Eric Cantona s’interrompt. Ferme les yeux quelques instants puis les ouvre brusquement. Quarante trois ans ! « Je mourrai sans avoir eu l’occasion de faire tout ce que j’ai envie. » (3)

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J’ai déjà eu plusieurs vies. Il y a d’abord le football en France. Une rencontre impossible. Marseillais, je préfère le centre de formation d’Auxerre. A 21 ans, je suis déjà sélectionné dans l’équipe nationale. Mais lors de mes deux passages à l’OM, à Montpellier ou à Nîmes, je me prends toujours la tête avec les joueurs, les entraîneurs, les responsables fédéraux. « Ma plus grande fierté est de n’avoir jamais pensé à ce que ferai une minute après. » (4) Alors je plaque tout à 26 ans. « On a toujours plus de choix qu’on ne le croit. » (1) L’Angleterre me tend les bras. Tout change. Plusieurs gabians entourent maintenant Eric Cantona qu’ils écoutent pensivement. Il pose son front sur l’un d’entre eux et verse une larme. « Parfois, les plus beaux souvenirs sont les plus difficiles à supporter. » (1) Je déclare aux supporters « I love you. I don’t know why. But I love you. » (5) Ils ne l’ont jamais oublié. D’Eric « the Mad », je deviens « Eric the Red » à Manchester United, puis très vite « Eric the King » : quatre fois champion d’Angleterre et deux fois vainqueur de la Cup (6) Au sommet de ma carrière, à 30 ans, je quitte tout. Vraiment cette fois. Pour peindre. Et pour jouer encore. La comédie.

« Pas de regard ! Pas de couilles ! Pas d’entrailles ! »

Rien. On est repartis de Cannes sans le moindre prix. Pas facile de dérider Isabelle Huppert. Avec mon accent, ma gestuelle heurtée, mon goût pour la dérision, mon CV de footballeur, on ne me prend pas bien au sérieux. Rien à foutre ! « Hormis quelques très grands pour qui j’ai énormément de respect, il y a trop de prétention, d’arrogance dans le cinéma français. Pas de regard ! Pas de couilles ! Pas d’entrailles ! » (2) L’Outremangeur, où j’avais le 1er rôle, n’a pas été un succès. Un bon film pourtant. J’y ai rencontré ma femme, Rachida Brakhni. Elle a fait le Conservatoire, elle ! Elle a même été pensionnaire à la Comédie Française. En janvier, je ferai mes débuts au théâtre sous sa direction. Il va y avoir aussi un thriller pour la télévision. Sur TF1. Je mélange les genres. En France, on n’aime pas ça. Un artiste qui se passionne pour le Beach Soccer, pensez-donc ! Même à Marseille, Zidane a plus la cote que moi. La défaite de l’OM face à Bordeaux ? Rien à foutre ! Je ne regarde pas les matches. La page est tournée.

Un jour, je vais réaliser un film. « Ce sera celui que j’ai envie de faire. Pas un autre. » (7) Un gabian pousse un cri en déployant ses ailes. Toi aussi, tu te moques ? « L’image que les gens ont de moi, je ne suis pas que ça. Mais je suis ça aussi, heureusement ! » (7) Le vent et Eric Cantona se lèvent. Les gabians s’envolent pour rejoindre le chalutier. Dans son sillage, un banc de sardines scintille. Un ange passe.

Rackham

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