Ski Les canons de la discorde

février 2005

Moins de neige, plus de concurrence : les stations des Alpes du Sud tentent de réagir en se lançant dans la course à l’enneigement artificiel. Malgré un coût élevé, économique et écologique. En dépit, aussi, d’un réchauffement climatique inévitable…

Combien de divisions ? Dans l’industrie du ski, aligner à la parade ses canons est devenu le nec plus ultra de l’art de communiquer : le domaine le mieux doté en « neige de culture », nouvelle expression politiquement correcte afin de désigner l’enneigement artificiel, apparaît comme le plus dynamique, le plus moderne, le mieux à même d’assurer au citadin intransigeant le séjour de ses rêves. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, les stations du Val d’Allos se félicitent ainsi de leur batterie de 180 canons couvrant près de 100 hectares. Praloup s’enorgueillit de pouvoir garantir au minimum un enneigement de 40 % de sa superficie. Dans les Hautes-Alpes, les Orres revendiquent 60 % de leur domaine équipé en neige artificielle. La station de Risoul a été reliée à celle de Vars par le même procédé. « 300 canons crachent le long des pistes » s’émerveille-t-on, avec un sens particulier de la poésie, sur le site internet de Serre Chevalier. Montgenèvre fait savoir qu’elle a inauguré cet hiver une nouvelle « tranche de neige de culture ». La liste pourrait être longue puisqu’un rapport de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse estime qu’autour de 80 % des stations d’hiver alpines sont ainsi outillées. « A l’origine les stations s’équipaient en bas de piste, afin d’assurer le retour des skieurs, mais elles remontent de plus en plus la pente jusqu’à des altitudes très élevées, constate Jean Peytavin, responsable du dossier à l’Agence. Qui dit enneigement artificiel implique pourtant de gros besoins en eau. C’est l’un des principaux problèmes. » Artificialisation de la montagne Alors que l’eau est rare en montagne l’hiver, une étude de l’Agence Rhône-Méditerranée-Corse prouve que la « neige de culture » est très gourmande en la matière. Il faut autour de 4000 m3 pour enneiger un hectare. L’irrigation du maïs ou celle nécessaire à l’arboriculture provençale, à titre de comparaison, nécessite « seulement » 1700 m3 à l’hectare. « Compte tenu de l’expansion permanente de ces équipements, nous sommes inquiets pour les ressources en eau en haute montagne », souligne Jean Peytavin. Afin de pallier la rareté de l’eau en hiver, pour éviter de payer au prix fort l’eau potable, les aménageurs ont une « solution ». Ils construisent des « retenues collinaires », de grands bassins de stockage. Ce qui engendre d’autres problèmes : « ces retenues sont installées dans les rares endroits à peu près plats, les zones justement les plus précieuses en haute montagne, poursuit Jean Peytavin. C’est-à-dire les terrains humides qui abritent les tourbières, tout ce à quoi les spécialistes de l’environnement tiennent le plus. » Last but not least, afin de faciliter la cristallisation des gouttes d’eau, il est d’usage de rajouter un additif, le Snomax, dont les effets pour l’environnement ne sont pas encore bien connus. Selon les scientifiques du Cemagref à Grenoble, il est nécessaire de surveiller la qualité des eaux utilisées pour fabriquer la neige sauf à prendre le risque de pulvériser germes et bactéries sur les pistes. Surveillance qui engendre d’autres dépenses… Pour alerter l’opinion publique, et promouvoir une conception plus « durable » de l’aménagement des massifs alpins, des associations se mobilisent à l’image de Mountain Wilderness. « Nous assistons à une course effrénée et irrationnelle à l’or blanc, déplore Vincent Neirinck, qui siège au Comité de massif des Alpes pour l’association. Nous craignons un triplement des canons dans les prochaines années. La station de Tignes vient d’en installer à plus de 3000 mètres d’altitude ! Imaginez les équipements qu’il va falloir créer dans les Alpes du Sud pour répondre à une telle concurrence. » Mountain Wilderness, créée à l’origine par des alpinistes, dénonce une « artificialisation » de la montagne et réclame une pause auprès des pouvoirs publics. « La neige dite de culture nécessite des installations qui s’apparentent en fait à des usines, bruyantes et voyantes, poursuit Vincent Neirinck. Il faut terrasser les pistes pour qu’elles soient les plus lisses possibles. Les retenues collinaires, profondes et dangereuses, doivent être barricadées ce qui rajoute à leur impact négatif. Tout cela coûte de l’argent. Nous demandons que l’Etat et les collectivités territoriales ne subventionnent plus de pareils équipements. » Les coûts d’investissements et d’exploitation des installations de neige artificielle sont élevés. Une étude récente (décembre 2004) de la CIPRA (Commission internationale pour la protection des Alpes) estime qu’une piste enneigeable d’un hectare exige 140 000 euros d’investissement et que 1 m3 de neige artificielle coûte de 3 à 5 euros aux sociétés de remontées mécaniques. « Partout, celles-ci revendiquent une participation accrue des pouvoirs publics », écrit Félix Hahn du Cipra-international. Une tendance à laquelle n’échappent pas les Alpes du Sud. « Avec la perspective des jeux olympiques d’hiver à Turin en 2006, personne ne veut être perdant dans la course à la croissance, déplore Marie Bouchez, conseillère régionale verte des Hautes-Alpes. Les stations des Alpes du Sud cherchent sans cesse à rattraper les Alpes du Nord. Tous réclament des canons, des retenues collinaires, des subventions. Pendant la mandature Gaudin, la logique qui primait était « tout l’argent pour le ski ». Les financements dans le cadre des contrats montagne ont un peu rééquilibré les choses. Aujourd’hui, la volonté est de continuer dans cette voie. » Type de dysfonctionnements constatés : des stations équipées de superbes canons mais dépourvues de stations d’épuration aux normes modernes… Philippe Chesneau, vice-président (Vert) à la Région, chargé des politiques territoriales, a contribué à la rédaction des nouveaux contrats de pays tout juste finalisés. « Ils ne prévoient pas d’aides pour l’enneigement artificiel, se félicite-t-il. Mais il va falloir encore batailler quand viendra le temps de préciser les avenants financiers des contrats. Je suis sûr que des collectivités locales vont tenter à nouveau de faire valider des dossiers de neige de culture. » Entre la prise de conscience des pouvoirs publics et le changement effectif des orientations dans les territoires, il y a sur ce dossier comme d’autres un certain décalage. Et la nécessité de composer entre des visions à long terme et la volonté des élus locaux de maintenir coûte que coûte emplois et activité économique. Chaud, chaud devant Le pays des 3 V (Verdon, Vaïre, Var) qui regroupe dans les Alpes-de-Haute-Provence 8 communes et le domaine skiable du Val d’Allos a investi dans le cadre du contrat montagne (clos en 2003) plus de 6 millions d’euros pour l’enneigement artificiel, subventionnés à hauteur de 40 %. La volonté de rééquilibrer l’aménagement du pays est claire, mais le choix est d’opérer ce tournant en douceur. « La course à la neige artificielle est délirante. Mais politiquement, il est toujours délicat de dire à un maire que des canons pour un nouveau stade de neige ne sont pas forcément une bonne idée, reconnaît Juliette Grossmith, chargée de mission. Mais dans un contexte de raréfaction globale des crédits pour les investissements lourds en montagne, on va se battre d’arrache-pied pour les projets les moins fantaisistes et beaucoup moins pour les autres. Nous ne réfléchissons jamais directement s’il est pertinent de fermer ou de maintenir telle infrastructure de ski mais de fait, cela se fait naturellement. Rien ne sert de nier qu’il y a de moins en moins de neige en basse altitude et qu’il faudra bien l’admettre. » Constat encore tabou mais pourtant imparable : l’enneigement diminue et va encore diminuer. Particulièrement dans les Alpes du Sud. Une étude de Météo France, publiée en décembre, atteste que « l’or blanc » est de moins en moins abondant. La température de l’air à 1800 mètres durant l’hiver a augmenté, suivant les massifs, de 1 à 3 degrés durant les quarante dernières années. Cette augmentation est plus marquée que celle constatée sur l’ensemble du territoire français au cours du 20ème siècle (+ 1degré). « Les Alpes françaises apparaissent donc comme très exposées au réchauffement de la planète », nous explique Yves Clémenceau, directeur de Météo France à Briançon. Et le phénomène va s’accentuer. D’ici 2050, peut-être 2030, la température moyenne en hiver gagnera de1,5 à 4,5 degrés. Conséquence : l’enneigement à 1500 mètres d’altitude diminuera d’environ un mois en moyenne. A cela se rajoute, dans les Alpes du Sud, un phénomène classique qui les distingue des Alpes du Nord. « Les Alpes du Sud sont soumises au climat méditerranéen, plus sec, et à des variations beaucoup plus fortes d’une année à l’autre », rappelle Valérie Jacques, responsable du service climatologie de Météo France à Aix-en-Provence. Il pleut, donc il neige, quelques fois plus abondamment dans les Alpes du Sud mais moins souvent et moins régulièrement que dans les Alpes du Nord. « Faut-il continuer à subventionner des équipements lourds dans les stations des Alpes du Sud alors qu’elles vont de plus en plus rencontrer des problèmes chroniques d’enneigement ? », interroge sans détours Yves Clémenceau. Une question à laquelle on ne pourra probablement pas répondre à coups de canons.

Michel Gairaud

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