Vin de soif à plus soif

avril 2005
Notre chroniqueur gastronome n'aime pas le rosé. Généalogie d'une détestation.

A l’origine, il y a le mythe. A Cana, en Galilée, après la quarante-troisième libation à la santé des jeunes mariés, on commence à voir le cul des amphores. Il est tard, l’épicier arabe du coin est fermé, tout le monde est bourré, on a poussé les tables et commencé à danser, le Libanais a même amené du shit, impensable d’en rester là. Marie suggère tout de même à son rejeton de rentrer en le tirant par le pan de la tunique que son ami Jean, passablement éméché, lui a « baptisé » en renversant un godet de rouge. « Mon heure n’est pas encore venue », répond Jésus avec une arrogance qui peine sa pauvre mère, tout en prenant la posture du flamant rose afin de lui démontrer qu’il n’est pas encore trop chargé. « J’ai soif, tout est consommé », constate-t-il ensuite avec un certain malaise. Ni une ni deux, il demande à la bonniche de remplir les jarres d’eau, puis sort des plis de son burnous un sachet qu’il déchire, et verse la poudre qu’il contient dans les récipients. Il touille avec le glaive du centurion qui ronfle ivre mort à ses pieds, et c’est ainsi que naquit le vin rosé. Rosé, précision omise par les Evangiles, parmi tant d’autres. A l’image de la gueule de bois qu’il suscita le lendemain, le vin rosé gardera l’empreinte de cette naissance frelatée et aqueuse. Il sera aussi continuellement associé aux ripailles populaires, breuvage rituellement associé à la merguez carbonisée du camping estival du Lac Tibériade ou d’ailleurs. En trois mots, c’est un « vin de soif ». On voit par là que c’est la quantité qui prime sur la qualité. Bu glacé, il ramone moins la boyasse que du Destop, et on peut ainsi en ingurgiter ad libitum. Du coup, les vignerons ont le plus souvent utilisé du raisin de deuxième catégorie : on faisait le rosé avec ce qui restait, une fois qu’on avait fini le rouge. Alors que le rosé est un vin assez délicat à élaborer. On dit que les temps changent. D’abord, parce que le vin, contrairement à l’image romantique qu’il continue de véhiculer, est devenu plus une chimie qu’une alchimie. Il y a moins d’aléas dans son élaboration. Ensuite, parce que le rosé serait à la mode : alors que les ventes de blanc stagnent et que le rouge recule, le rosé progresse. Le blanc, ça va avec le poisson, là-dessus pas de changements. C’est donc le rouge qui perd de son attrait au détriment du rosé, qui devient même chic, selon les professionnels de la profession. Signe des temps le connaisseur, bourgeois et chichiteux, est en train de disparaître pour laisser la place à la nouvelle figure : le consommateur qui n’y connaît rien. On assiste à la « néobeaujolaisisation » du monde du vin. Du frais avec des arômes de bonbon, aussi vite bu qu’oublié, vendu à grands renforts de marketing. Sur ce point, l’atout supplémentaire du rosé est évidemment sa couleur tendre et son caractère androgyne bien dans l’air du temps. Plus un rosé est clair, mieux il se vend. Diktat de l’?il dans la société du spectacle, où le laminage des sens va avec celui du sens.

Godefroy de Bouillon

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