« L’islam est devenu une obsession collective »

février 2015 | PAR Michel Gairaud, Rafi Hamal
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Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Raphaël Liogier, directeur de l'observatoire du religieux, invité de la Grande Tchatche
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le Ravi : Islam, islamisme, fondamentalisme, la confusion règne dans les esprits. Pouvez-vous donnez quelques définitions ?
Raphaël Liogier : L’islam c’est un corps de doctrines qui se fonde sur un texte, supposé révélé, qui rassemble les musulmans. Le fondamentalisme ou le radicalisme, ce sont des gens qui veulent retourner à la racine des textes. En général, ils sont plus rigoristes du point de vue des mœurs. L’islamisme ou l’islam politique, c’est l’idée que les convictions religieuses doivent se traduire politiquement. Un islamiste peut donc être réformiste et tolérant, non fondamentaliste. Mais la grande majorité des islamistes veulent un retour rigoriste aux sources…

Il est beaucoup question de djihadisme aussi dans les médias…
Aux origines, le djihadiste est un guerrier moral, il lutte contre ses instincts, ses désirs. Des islamistes, au 19ème et 20ème siècles, ont interprété le djihad d’une manière exclusivement guerrière. C’est à la faveur de la guerre froide, en Afghanistan, que la forme moderne du djihadisme s’est développée, financée directement par les Saoudiens et les Américains contre la peur de la soviétisation de l’Afghanistan. Le djihadisme terroriste n’apparaît qu’à la fin des années 70 dans le sillage de groupes d’extrême gauche en s’inspirant de leurs méthodes.

Pourquoi soutenez-vous que les meurtres commis à Charlie Hebdo au nom de l’islam ne sont pas ceux de musulmans radicalisés ?
J’observe depuis le début des années 2000 un nouvel hooliganisme qui s’habille de l’islam. En raison même du mythe de l’islamisation, de la désignation par le populisme du musulman comme étant l’ennemi fondamental de notre société, pour certains d’origine maghrébine ou non, l’islam devient un symbole anti social qu’ils revendiquent. Les frères Kouachi n’ont pas accès à l’islam, ils sont analphabètes. Ils sont dans la frustration, dans les rêves déchus. Ils voulaient être superstars, rappeurs, footballeurs. Leur idéologie ressemble à celle des skinheads. Elle n’est pas construite sur l’islamisme, l’islam n’est qu’une panoplie pour eux. Dans leur écrasante majorité, les fondamentalistes islamistes en France, ceux qui se laissent pousser la barbe, s’habillent de manière choquante, mangent exclusivement halal, sont anti djihadiste.

L’invocation de la laïcité est désormais permanente. Là aussi, il vous semble utile de redéfinir le terme.
La 1ère phrase de la loi de 1905 consiste à reconnaître la liberté de culte. Elle affirme la liberté de croire, de ne pas croire, de croire ce que l’on veut. Pour assurer cette liberté, dans l’égalité et la fraternité, il faut que les agents de l’État soient le plus possible neutres pour que les publics puissent exprimer au maximum ce qu’ils veulent sans les influencer. Alors qu’aujourd’hui, on nous dit que la laïcité c’est la neutralité des publics. C’est exactement le contraire ! C’est assez drôle et pathétique…

Eric Ciotti, secrétaire national chargé des questions de sécurité de l’UMP, veut maintenant interdire le voile à l’université. Qu’en pensez-vous ?
Déjà la seule justification laïque de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école, c’était la crainte que des filles mineures puissent être manipulées par leur famille ou victimes de violence morale. A l’époque, je n’étais pas d’accord avec cette loi car nos enquêtes sociologiques montrent que celles qui portent un foulard le font le plus souvent contre leur famille. La loi sur l’interdiction du voile intégral, qui interdit de couvrir son visage en public, n’est pas justifiée par la laïcité puisque c’est une limitation des libertés fondamentales. On l’a défendue au nom de l’ordre public, par souci de pouvoir identifier les personnes. Pour moi, l’interdiction du voile intégral c’est de la saoudisation du droit. On fait la même chose mais en sens inverse : au lieu d’obliger, on interdit, ce qui pour moi revient au même car je suis attaché à une société libérale, au sens politique du terme. Quand on veut maintenant interdire le voile à l’université, on parle de simples foulards – il n’y a pas de problème d’identification du visage – et d’individus adultes, a priori plus difficilement manipulables. C’est donc une aberration totale !

Défendez-vous une américanisation de la société avec des communautés se côtoyant sans s’intégrer ?
Je renvoie à l’histoire réelle et non à l’histoire fantasmée, celle qui est directement indexée sur le mythe de l’islamisation. Lorsque Napoléon, fils de la Révolution française, a conquis la Prusse, le philosophe Fichte reprochait aux armées de Bonaparte d’être une sorte de mélange ethnique qui remettait en cause la pureté supposée d’un guerrier teuton ou français. La réputation de la France en 1789, c’était déjà la mixité, sociale et ethnique, celle d’un pays doté de la 1ère armée européenne acceptant des Mamelouks dans ses rangs !

Mais dans certains quartiers, le piétisme fondamentaliste impose ses normes. Comment une jeune fille issue de l’immigration musulmane peut-elle s’y promener en mini jupe librement ?
Il appartient à l’État de permettre la liberté de circulation des personnes sur l’ensemble du territoire de la République. S’il y a dans les quartiers des jeunes filles contraintes de mettre un foulard pour ne pas se faire siffler, c’est de la responsabilité des pouvoirs publics qui laissent s’envenimer la situation. Là, je suis pour une intervention directe, rigoureuse et forte.

Pourquoi l’extrême droite version Marine Le Pen revendique désormais la laïcité ?
Dans les années 80, Jean-Marie Le Pen était contre la laïcité, pour lui un symbole du complot judéo-maçonnique. Aujourd’hui sa fille, Marine Le Pen, dit à l’inverse que la laïcité c’est le top ! Il s’est passé entre temps quelque chose d’assez radical. La laïcité s’est vidée de son contenu juridique pour devenir un morceau du patrimoine national comme le vase de Soisson ou le château de Versailles qu’on va faire visiter mais qu’on n’habite plus. Nous sommes dans une telle crise identitaire que les peuples européens se sentent encerclés dans une sorte de paranoïa qui dépasse la simple crise économique. Il n’y a plus de programme politique, la seule chose qui compte c’est l’émotion qui n’est plus de droite ni de gauche. Des progressistes réactionnaires, comme Manuel Valls, et des réactionnaires progressistes, comme Marine Le Pen, vont danser sur la même piste, disent parfois la même chose au nom de la défense du peuple en utilisant le concept de la laïcité.

Quelle est alors la fonction de l’islamophobie ?
Comme dans tout populisme, il faut aussi des ennemis de l’intérieur, c’est là où interviennent les musulmans. Pourquoi l’islam ? Parce qu’il y a eu la colonisation, parce qu’on fantasme désormais une colonisation inversée, parce que pour les réactionnaires le sarrasin c’est encore et toujours l’ennemi multiséculaire de l’Europe judéo-chrétienne…

Qu’entendez-vous par populisme « liquide » ?
Je parle de populisme liquide car nous ne sommes plus dans le royaume des idéologies strictes et solides mais dans celui de « l’opiniologie » où tout peut changer en temps réel. Un jour on désigne à la vindicte les Roms, après c’est le tour des musulmans, puis des homosexuels. Et puis les musulmans, eux-mêmes toujours anormalement normaux, vont main dans la main contre les homosexuels avec leurs ennemis d’hier. A la fin, il reste simplement le sentiment d’être encerclé par des forces que l’on ne connaît pas très bien. Ce populisme est liquide car il corrompt progressivement l’ensemble des fondements de la politique, de notre constitution, des droits de l’homme, sans même que l’on s’en rende compte. L’islam est devenu un point de fixation au sens psychanalytique du terme. Il faudrait régler cette fixation et sortir de cette obsession collective !

Propos recueillis par Michel Gairaud et Rafi Hamal