le Ravi à l’heure espagnole
« Il aura fallu attendre que le Washington post parle du mouvement des Indignés pour que la presse espagnole s’en empare, avant ça c’était le silence complet », se souvient Sofia de Roa Verdugo, journaliste et chercheuse en sciences politiques devenue porte-parole du mouvement en 2011 et aujourd’hui proche de Podemos. « Lorsque la presse espagnole décide enfin de traiter le sujet, c’est pour mieux nous criminaliser », note la jeune femme. Afin de lutter contre cette désinformation manifeste, les journalistes et citoyens qui occupent la Puerta del Sol à Madrid décident alors de créer leurs propres médias alternatifs comme Toma la tele ou el Periódico 15 M. pour rendre compte de ce qu’il se passe vraiment.
InfoLibre, un Mediapart hispanique
Depuis la crise de 2008, la presse espagnole licencie à tour de bras, le premier quotidien du pays El País (centre gauche), créé en 1976 et appartenant au premier groupe de presse Prisa, se sépare d’un tiers de son effectif. En quelques années des milliers des journalistes se retrouvent sur le carreau. Certains choisissent de rebondir et du même coup de s’affranchir d’une presse au garde à vous. C’est le cas de Jesús Maraña, ancien directeur du quotidien Público qui crée en mars 2013, avec d’autres journalistes licenciés, le pure player InfoLibre (et son mensuel imprimé TintaLibre). « Nous avons ressenti la nécessité de créer des médias indépendants, car nous considérons que la majorité des médias espagnols est conditionnée de façon absolue par le pouvoir économique et politique », explique Jesús Maraña. Partant de ce constat et avec l’envie de faire du journalisme d’investigation, l’équipe constituée tente de trouver un modèle économique pour assurer son indépendance sur le modèle de Mediapart qui possède aujourd’hui 10 % du capital d’InfoLibre, le reste appartenant aux journalistes de la rédaction (en majorité), ainsi qu’à une petite maison d’édition et à la société des amis d’InfoLibre composée essentiellement de citoyens lecteurs.
Pas évident de rester debout dans un pays où la presse est de plus en plus muselée… En 2012, Mariano Rajoy (Parti populaire) chef du gouvernement depuis 2011 n’a pas hésité, après avoir modifié le mode de nomination du président de la RTVE (groupe de Radio et télévision espagnole) à l’avantage de sa majorité, à virer trois journalistes jugés trop critiques envers sa politique d’austérité.
Le gouvernement bâillonne
Les médias privés sont aussi victimes de la censure. En juillet 2007, l’hebdo satirique [El Jueves (créé en 1977) a été saisi pour injure à la Couronne d’Espagne. En cause une « Une » représentant une caricature du prince et de la princesse des Asturies en train de forniquer ! « Ça a été notre meilleure campagne publicitaire ! », se réjouit le dessinateur Guillé Martinez-Vela Fernandez. En juin 2014, une autre « Une » fait scandale : celle d’un Juan Carlos abdiquant et remettant une couronne pleine d’excréments à son fils. Mais la polémique est ailleurs, plusieurs dessinateurs du journal qui ont démissionné depuis, accusent la direction d’autocensure, affirmant que les 60 000 exemplaires du satirique déjà imprimés seraient partis à la poubelle, remplacés à la dernière minute sous la pression par une caricature du leader de Podemos. Jusqu’à 2007 le journal était indépendant et appartenait à ses dessinateurs, depuis il a été racheté par le groupe de presse RBA.
« Au début, ils nous ont promis qu’ils n’interviendraient pas dans le contenu éditorial, note Albert Monteys, dessinateur et directeur d’El Jueves de 2006 à 2011. Mais peu de temps après, ils nous ont demandé de ne pas plaisanter sur de grandes marques comme Coca Cola par exemple parce qu’en tant que gros groupe de presse, ils avaient des intérêts publicitaires à défendre. » Albert Monteys fait partie du groupe des dessinateurs démissionnaires, ensemble ils ont créé Orgullo y Satisfacción un mensuel satirique en ligne, dont la « Une » du premier numéro illustre cet article. La revue mensuelle satirique et indépendante Mongolia (investigation, enquête et « Unes » détournées) est, quant à elle, disponible en kiosque et sur le net avec des vidéos, et se situe à mi-chemin entre Le Canard enchaîné et le Petit journal (lire interview ci-dessous).
Si, aux lendemains des attentats de Charlie Hebdo, Mario Rajoy – comme d’autres – battait le pavé parisien pour défendre la liberté d’expression, fin 2014, le parti populaire majoritaire au parlement espagnol faisait voter la « loi de sécurité citoyenne », surnommée « loi bâillon » (Ley mordaza) en vigueur depuis le 1er juillet. Une loi qui rappelle les temps obscurs du franquisme en limitant la liberté de manifestation, d’expression et d’information. En sanctionnant par exemple la prise et la diffusion de photos des forces de l’ordre, photographe et média diffuseur pouvant encourir jusqu’à 30 000 euros d’amendes. Ricardo Gutierrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes dénonce cette loi dans son rapport et s’inquiète pour l’avenir : « C’est une lame de fonds qui touche désormais toute la vieille Europe, au même titre que la loi sur le renseignement en France, celle sur la diffamation en Italie, etc. Le citoyen n’a pas l’air de s’en émouvoir alors que c’est pourtant son droit à être informé qui est en danger. »
Samantha Rouchard
*Légende dessin : Cette première « Une » du satirique Orgulloy Satisfaccion (sept 2014) résume la démocratie espagnole à travers une métaphore chargée de sens. Au premier plan, les politiques, les financiers et le roi et au dessus-d’eux, les votes du peuple qui servent de confettis à leur fête. Dessinateur : Guillermo Torres