Moi, Charles Duchaine, « Père gardez-vous à droite ! Père, gardez-vous à gauche »

août 2011 | PAR Frédéric Legrand
Écoutez gentes dames, nobles messires et jolis damoiseaux, mon épopée héroïque, juge du Roy et chevalier de Jirs (1), moi le juge Duchaine ! Où que je passe tremblent les puissants et les malandrins : bandits de grand chemin corses, co-prince monégasque, margoulins marseillais, barons et féodaux de Provence, que leur blason soit rouge ou bleu, personne n’échappe à la balance de justice du chevalier blanc, que je manie en fléau contre les ennemis du bon droit.

De ma haute stature et sur mon puissant destrier à deux roues, moi, le « juge paysan » (2), j’ai abandonné mes terres limougeaudes pour mener le combat là où l’hydre noire du crime a le plus gagné la terre de France : les comtés au sud de Valence. Mes premiers faits d’armes remontent à l’an de grâce 1995. Tout juste âgé de 32 ans, je suis envoyé par le Roy auprès du Prince de Monaco. Inspiré par l’exemple d’illustres prédécesseurs tels les chevaliers Courroye et Joly, je mets au jour les troubles origines de trésors de la principauté. Je mets en cause l’ex-mari de la princesse dans le recel des profits d’une escroquerie italienne. Mais les fidèles du prince finissent par faire annuler la procédure.

Le chevalier blanc n’abandonne point pourtant. Mieux : malgré mes déconvenues, je pars en 2000 mener bataille sur des terres plus arides encore. En l’île de Beauté, au pôle économique et financier, je participe à la restauration de l’État de droit après l’assassinat du sénéchal Érignac. C’est là que je rencontre un autre preux, le chevalier Dallest. Juge lui-même dix ans durant, devenu procureur du Roy, Dallest m’apprécie. À mon sujet, il déclare : « Il peut être caractériel, mais s’il n’y avait que des juges comme lui, les affaires aboutiraient plus souvent (3). » Car le chevalier est méthodique. « Je sais que cela ne sert à rien de s’attaquer à certaines choses si l’on n’a pas en main les cartes qui nous permettent d’aller jusqu’au bout (4). » Lente mais efficace car elle me donne le temps de jauger son adversaire, ma technique de combat n’est pourtant point infaillible : en Corse, l’un des fils du gang de la Brise de mer a été acquitté d’un double assassinat dans un dossier que j’instruisais.

« Avoir en main les cartes qui nous permettent d’aller jusqu’au bout »

Muté à Marseille, je trouve enfin un terrain à ma pleine mesure : avec quatre confrères juges et cinq confrères procureurs, je participe à la fondation de l’ordre de Jirs, qui règne sur pas moins de quatre provinces (5). Sous la houlette du chevalier Dallest, l’ordre de Jirs cible les flux financiers des bandits de grands et moyens chemins. En son sein, je suis de toutes les grandes batailles : cercle de jeu Concorde, marchés publics truqués de la Société méditerranéenne de sécurité, transferts frauduleux de l’OM, double billetterie des navettes du Frioul… Le comté de Corse représente pourtant toujours un quart de ma quarantaine de dossiers en cours (6). Mais quand vient le tour des grands féodaux de Provence, je ne baisse pas la garde. Cerné de tous côtés par le clientélisme, je prends soin de frapper à droite comme à gauche : je mets brièvement en geôle le duc de Tarascon et le comte sénateur-maire de Saint-Jean-Cap-Ferrat, tous deux du parti de l’UMP. Le premier, suspecté de favoritisme, ressort libre et sans charge. Le second est lui aussi remis en liberté, mais avec une mise en examen pour blanchiment en bande organisée.

Sur ma gauche, pour le parti du PS, j’instruis depuis 2009 mon grand œuvre : l’enquête sur les marchés publics des déchets dans les Bouches-du-Rhône. Fidèle à mon habitude, j’ai patiemment fourbi mes armes. Dix jours après avoir hérité du dossier, je dispose déjà d’une écoute téléphonique où le baron Jean-Noël, élu du Roy et président de conseil général, prévient son frère Alexandre « qu’une enquête va être ouverte sur les décharges… Mais de toute façon au bout de trois ans il y a prescription, ils ne peuvent rien faire ». Si les propos sont avérés, je tiens là une double infraction pénale avec circonstance aggravante : violation du secret de l’instruction et non-dénonciation d’un délit (dont la date même serait connue), le tout par personne dépositaire de l’autorité publique, en violation de l’article 40 du Code de procédure pénale (7). Pourtant, je ne me hâte pas de questionner le baron. Je poursuis les écoutes, monte patiemment mon dossier. Comme je sais que je dois obtenir la levée de l’immunité parlementaire de Guérini, je tisse ma toile, j’attends fin 2009 pour lancer les perquisitions, puis fin 2010 pour embastiller le frère du baron.

« J’aime les enquêtes médiatiques qui me rendent excité comme un gamin »

Je suis volontiers facétieux : pour mes premières perquisitions et arrestations, j’opère alors que Monsieur frère est en voyage au Brésil ou lorsque le baron est en voyage commémoratif en Pologne, au camp de concentration d’Auschwitz. La caserne de mes gens d’armes et le palais de justice sont cernés par la presse. Cela ne déplaît pas forcément. J’aime « les grands coups de filet, les enquêtes médiatiques qui parfois me rendent “excité comme un gamin” (8) ». Je confesse toutefois un rapport ambigu avec les gazetiers : devant les avocats, je tempête contre ceux qui violent le secret de l’instruction, mais je suis fortement soupçonné par les mêmes de leur fournir par charrettes entières des procès-verbaux d’audition. Malgré la tempête médiatique et politique, la croisade avance, en bonne intelligence entre le siège et le parquet. « Contre toute attente, à Marseille, la justice suit son cours (9) », écarquillent des yeux les colporteurs de nouvelles, vantant « les clés d’une justice efficiente » dans le Sud, comparée à celle de la capitale où s’enlise l’enquête sur les relations troubles d’un ex-ministre du Trésor royal.

Jusqu’où irais-je ? Si je questionne le baron Jean-Noël, si je le renvoie devant un tribunal, le jugement pourrait tomber pile dans la dernière ligne droite avant les municipales de 2014. Peu m’en chaut : de toute façon, il y aura toujours une élection qui tombe au mauvais moment. Pas de raison de perdre du temps : tant que la croisade « Déchets 13 » ne sera pas terminée, je ne pourrai pas quitter Marseille pour prendre la direction de l’Agence de gestion des biens confisqués aux grands malandrins. Pourtant, mon œuvre ne sera pas complète sans l’aide des gueux du Tiers-État, qui devront parachever ma croisade en sanctionnant dans les urnes les féodaux frappés du fléau de la justice. L’exemple de grands barons réélus triomphalement dans les comtés d’Istres, Paris Ve ou Levallois ne plaide pas dans ce sens. Les manants méritent-ils tant de chevalerie ?

(1) Juridiction interrégionale spécialisée, chargée de la lutte contre le crime organisé
(2) Bakchich.info, le 5 février 2008.
(3) Propos rapporté par un avocat du dossier Guérini, cité par les Inrocks, 9 mars 2011.
(4) Interview dans Corse-Matin du 3 janvier 2011.
(5) Rhône-Alpes, Paca, Languedoc-Roussillon, Corse.
(6) Interview dans Corse-Matin, op. cit.
(7) « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »
(8) Portrait dans les Inrocks, 9 mars 2011 et extrait de son livre, Juge à Monaco (édition Michel Lafon).
(9) Le Nouvel économiste du 10 au 16 mars 2011.