La mauvaise tambouille des « bœufs-carottes » de la ville de Marseille

septembre 2022 | PAR Jean-François Poupelin
Reprise en main par le Printemps marseillais à son arrivée, l’inspection générale des services de la ville est de nouveau sous le feu des projecteurs. Une alerte éthique sur les bibliothèques y dort depuis plus d’un an. Ce qui interroge sur le travail d’un service déjà décrié.

Un dossier de 130 pages, une trentaine de témoignages circonstanciés sur des faits de harcèlement, de discrimination ou d’abus de pouvoir d’un cadre FO des bibliothèques marseillaises. Révélée début août par la CGT de la ville de Marseille, l’alerte éthique déposée fin juin 2021 à l’inspection générale des services (IGS) de la ville de Marseille par un cadre du service sous le statut de lanceur d’alerte a tout du document explosif (voir ci-dessous). Mais l’alerte dort curieusement depuis plus d’un an dans un tiroir de l’inspection générale des services (IGS)…

Selon la CGT et la FSU, qui interpellent la ville à ce sujet depuis près de six mois, si l’IGS a jugé l’alerte recevable, elle refuse pourtant d’agir, empêchée d’après elle par la demande d’anonymat de l’auteur de l’alerte. Un argument que les organisations syndicales réfutent, rappelant à Benoît Payan, le maire PS de Marseille, dans un courrier daté du 11 avril 2022, que c’est la loi Sapin II de 2016 sur les lanceurs d’alerte qui impose la confidentialité. Face à l’absence de réaction de la ville, le cadre (en novembre 2021) comme la CGT (en juin dernier) ont finalement saisi le procureur de Marseille au titre de l’article 40 du code pénal, qui oblige tout officier public ou fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions à informer le parquet dès la connaissance d’un crime ou d’un délit.

Ça n’est cependant pas la première fois que l’inspection générale des services fait parler d’elle. Il y a trois ans, le tribunal administratif de Marseille lui a sévèrement tapé sur les doigts. Accusée de harcèlement par des agents, une contractuelle contestait sa mise à pied sans rémunération décidée à la suite d’une enquête de l’IGS. Les magistrats avaient annulé la sanction estimant qu’il y avait « un doute sérieux [quant à] la loyauté de l’enquête » (Marsactu, 05/07/2019). « L’inspection n’avait retenu que les attestations à charge », se souvient Chantal Langlais, la secrétaire générale de la CGT des cadres de la ville de Marseille.

Récidive dangereuse

Le même tribunal devra d’ailleurs se pencher sur un nouveau dossier concernant l’IGS cette fin d’année. Un dossier qui ressemble furieusement au précédent. Fonctionnaire d’État, Dominique Dias a également saisi la justice pour contester la fin de son détachement à la direction municipale de la sécurité des immeubles, qu’il a pilotée entre avril 2020 et avril 2021. Une décision également prise selon lui sur la base d’un rapport de l’IGS tout aussi à charge.

Lancé à la suite de l’enquête administrative sur le courrier des architectes du service révélé par le Ravi à l’arrivée de Dominique Dias, l’audit a duré plusieurs mois. Le rapport final de 18 pages – dont la moitié consacrées à la mission et aux méthodes de travail de l’auditeur… – pointe comme principal dysfonctionnement le management du service des périls. Et comme principale solution « une action managériale spécifique », écartant tout problème de « ressources » (humaine, matérielle, de formation), pourtant à l’origine du courrier.

En poste au moment de l’audit, une source raconte un travail à sens unique : « J’ai été entendue pendant deux heures, 3-4 jours après la publication de la lettre des archis. On nous a fait vider notre sac sur les conditions de travail, sur les nombreuses alertes. Mais [après que l’auditeur de l’IGS se soit installé] il n’a plus écouté que ceux qu’il voulait. Je lui ai demandé plusieurs fois oralement d’être entendue, mais il ne m’a jamais reçue. Pendant les ateliers, il me faisait comprendre qu’il ne voulait pas que je prenne la parole. Ça a été pareil avec les filles du service administratif, qui étaient pourtant en souffrance. »

Dominique Dias dénonce en plus une intrusion progressive dans le management du service. « A la fin de l’été 2020, je suis obligé d’écourter mes vacances car l’auditeur fait du conseil contre mon management », assure le fonctionnaire d’État. Pire. Selon lui, l’agent de l’IGS freine les recrutements alors que le service est en sous-effectif et que les arrêts maladie se multiplient. Résultat, après son éviction de la direction de la prévention et de la gestion des risques, Dominique Dias fait une grave dépression que la ville n’a toujours pas reconnue comme maladie professionnelle, expliquant attendre la décision du tribunal administratif pour se positionner…

« Boeufs-carottes »

Si l’inspection générale des services de la deuxième ville de France est si décriée, elle le doit à son géniteur, Jean-Claude Gaudin. Créée par le maire UMP puis LR de Marseille de 1995 à 2020, l’IGS a en effet une histoire chaotique. Et politique. « On ne sait pas comment elle travaille : est-ce que c’est l’œil de Moscou ou un soutien aux services ? », interroge Raymond Romano, délégué syndical CGT. Rappelées dans le « rapport annuel d’activité 2020 » du service présenté au conseil municipal de juillet 2021, ses missions sont pourtant claires : « sécuriser l’action municipale », « améliorer l’efficience de l’organisation », « accompagner les services municipaux ».

Pourtant, dans les couloirs de l’hôtel de ville le service est volontiers comparé à l’IGPN, l’inspection générale de la police nationale. Les fameux « boeufs-carottes ». « Le principe, c’est qu’on n’est jamais au courant avant une inspection, explique une directrice de service qui requiert l’anonymat. On ne l’est que quand on est convoqué à un entretien. » L’autre « principe », pour reprendre le mot de notre source, c’est que les rapports d’audit ne sont jamais rendus publics. « On a par exemple demandé deux fois le rapport sur le parc auto, on ne nous l’a jamais donné », explique comme d’autres un délégué syndical CFE-CGC, élu au Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Dominique Dias a dû, lui, saisir la Commission nationale de l’informatique et des libertés pour obtenir une copie du rapport le concernant…

De plus, les méthodes de l’IGS sont parfois très policières. Suite à la publication par le Ravi en plein confinement d’un courrier d’alerte d’architectes du services de la sécurité des immeubles, l’IGS a été chargée de retrouver le ou les coupables de la fuite. Tous les agents ont été interrogés individuellement, leurs téléphones portables confisqués.

« Sous Gaudin, l’IGS était une coquille vide, créée au début des années 2010 à la demande de la Chambre régionale des comptes pour que Marseille se mette en conformité avec la loi, rembobine Pascale Longhi, secrétaire générale de la CFE-CGC, qui a eu également droit à un audit, selon elle « inquisiteur », lorsqu’elle dirigeait la commande publique. Ça a été un placard pour certains, puis un service où en recaser d’autres, comme l’actuelle directrice, qui n’en avait pas les compétences. » En résumé : « Sous Gaudin, l’IGS était une politique d’affichage ; la nouvelle majorité, elle, s’en sert pour démontrer qu’elle travaille. »

Mainmise sur l’IGS

Le Printemps marseillais a en effet rapidement mis la main sur le service. Fin décembre 2020, moins de six mois après sa victoire, un marché multi-attributaires de « prestations de réalisation d’audits, d’assistance à la réalisation et au suivi d’audits internes » est attribué à des cabinets de conseil locaux comme d’envergure internationale. Un marché à 600 000 euros HT par an sur quatre ans à partir du 1er janvier 2021 qui doit venir en soutien à l’IGS. Une boîte à outils qui permet de doubler les effectifs actuels de onze agents – une inspectrice, six auditeurs, un manager risques, deux chargées d’étude et une assistante.

Puis au conseil municipal du 8 février 2021, Olivia Fortin, adjointe au personnel municipal, présente une réforme du comité d’audit de l’inspection, jusque-là chargé du suivi des missions. D’abord dans sa composition, qui est recentrée sur le politique. Si le directeur général des services en est toujours le président, les directeurs de la ville en sont désormais exclus au profit d’élus et de personnalités extérieures au pedigree non précisé. Mais le comité est aussi réformé dans ses missions, largement élargies. Désormais, il propose le plan annuel ou pluriannuel d’audit, émet des avis sur les risques encourus par la ville et décide de la clôture ou non des plans d’action des services. Détail amusant : au même conseil municipal, les élus votent également une délibération mettant en place un « référent alerte éthique » au sein de l’IGS et détaillant la procédure, notamment l’obligation pour la ville de lancer une enquête administrative lorsqu’une alerte est jugée recevable par le référent. Ce qui n’a curieusement pas été le cas pour celle sur les bibliothèques.

A la décharge de l’inspection générale des services, ces dernières restent parfois dans les tiroirs des élus. C’est le cas de l’enquête sur le parc auto de la seconde ville de France, lancée en 2021 suite à la dénonciation de vols de véhicules, d’essence et de pneus par une agent du service (20Minutes.fr, 02/09). Face à l’inaction de la mairie, cette dernière a saisi le parquet de Marseille. Qui a lui ouvert une enquête préliminaire. Le conseil municipal du 30 septembre promet donc d’être animé. D’autant que devrait y être présenté le rapport annuel d’activité 2021 de l’IGS.

Contactée à plusieurs reprises, la ville de Marseille n’a pas répondu au Ravi.

Les bibliothèques en état d’alerte

Comme l’ancienne majorité de Jean-Claude Gaudin, le Printemps marseillais continue de fermer les yeux sur les dysfonctionnements dans les bibliothèques municipales. Comme d’autres documents, l’alerte éthique déposée il y a un an est restée lettre morte.

L’Alcazar, bibliothèque municipale à vocation régionale (BMVR) de Marseille, devrait ouvrir un rayon sur les dysfonctionnements et autres difficultés des bibliothèques de la deuxième ville de France ! L’alerte éthique de 130 pages rédigée par un cadre du réseau dénonçant des faits de harcèlement, de discrimination ou encore d’abus de pouvoir de la part d’un cadre FO de L’Alcazar, un agent technique promu conservateur territorial en chef en 2017 par la grâce de Jean-Claude Gaudin, n’est que le dernier document sur le sujet.

Rapports de l’inspection générale des Bibliothèques, de la Chambre régionale des comptes, de cabinets d’audit, du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de la ville (CHSCT), témoignages plus ou moins confidentiels d’anciens directeurs, enquêtes journalistiques (1), etc. Depuis la fin des années 90, les bibliothèques de Marseille, comme le retour du loup dans les Alpes, sont disséquées et l’influence néfaste du responsable du service « Arts » de la BMVR mise en lumière. Dans l’indifférence des majorités municipales successives. Comme du temps de Jean-Claude Gaudin, Benoît Payan a décidé qu’il était surtout urgent de ne pas se presser sur ce dossier : un peu plus d’un an après le dépôt de l’alerte, la ville s’est contentée de lancer une enquête sur les risques psychosociaux dans le service. Très (trop ?) cadrée, elle désespère les syndicats.

« Poussière sous le tapis »

« On est officiellement au courant de cette alerte depuis février dernier, explique-t-on à la CGT. On a alerté Benoît Payan et son directeur de cabinet, Arnaud Drouot, et ça fait deux CHSCT qu’on lance des alertes, qu’on explique que le problème des bibliothèques n’est pas l’absentéisme ou l’absence de projet de service, mais le management d’un cadre FO. La DRH nous a répondu ne pas être là pour faire une chasse aux sorcières. Résultat, ils ont caché la poussière sous le tapis. » Et de s’inquiéter : « Dès qu’il s’agit de FO, la nouvelle majorité à tendance à ne pas répondre… » (2)

Pire, fâchée par le rapport annuel du service de la lecture publique et du contenu concernant le cadre mis en cause dans l’alerte, FO a fait annuler au printemps un CHSCT qui devait lui être consacré et a fait modifier le passage déplaisant. Encore mieux : à la suite de la diffusion début août par la CGT d’une lettre ouverte à Benoît Payan sur l’alerte éthique, un tract FO a annoncé le départ d’ici la fin de l’année du directeur des bibliothèques de Marseille, l’auteur de l’alerte ! Selon d’autres sources syndicales, le lanceur d’alerte subit en effet des représailles qui pourraient aller jusqu’à son éviction. De quoi donner des arguments à ceux qui dénoncent la poursuite de la cogestion marseillaise depuis la victoire du Printemps marseillais…

Le travail du lanceur d’alerte mériterait pourtant un meilleur sort. S’il s’appuie sur toute la littérature concernant les bibliothèques de la deuxième ville de France, le cadre laisse surtout une grande part à la trentaine de témoignages – d’agents en poste comme d’anciens des bibliothèques – qu’il a recueillis. Divisée en huit parties – notoriété de la situation ; trafic d’influence ; mauvaise foi et intention de nuire ; diffamations et injures publiques ; détournements de pouvoir et sanctions déguisées ; discrimination ; harcèlement ; souffrance au travail -, l’alerte détaille par le menu la mainmise du responsable du service « Arts » de l’Alcazar. Avancements, rémunérations, commandes, événementiel, organigramme ou projet de service, etc, peu de domaines semblent avoir échappé à son emprise et à ses intérêts ou ceux de son syndicat.

Résultat, selon un sondage interne, 93 % des personnels des bibliothèques ne croient plus en l’avenir du réseau expliquent la CGT dans sa lettre ouverte à Benoît Payan. Même le rapport d’enquête de l’inspection de l’éducation, du sport et de la recherche, chargé d’ausculter le service et attendu pour cet automne, ne suscite pas d’espoir. Seule éclaircie à l’horizon, le départ prochain à la retraite de l’ancien agent technique.

1. le Ravi n°197 (juillet 2021), « Les bibliothèques attendent toujours le Printemps »; le Ravi n°177 (octobre 2019), « Bibliothèques : entre extensions et tensions »

2. Contactée à de multiples reprises, la ville n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

J-F. P.