« Marseille est une étoile morte »

mai 2015 | PAR Michel Gairaud
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Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Michel Peraldi, sociologue et anthropologue, invité de la Grande Tchatche

Quel est le statut de votre livre Sociologie de Marseille ?
Il fait partie d’une collection qui s’appelle Sociologie 2. C’est destiné à un public universitaire, étudiant; à des gens qui ont envie de lire en une heure de train quelque chose d’un peu synthétique sur Marseille.

Est-ce une difficulté de définir une ville qui est indéfinissable ?
Je ne crois pas qu’elle soit indéfinissable. Je pense que Marseille est une ville comme les autres. Elle est riche de sa banalité. Marseille est une ville d’un million d’habitants, une ville moyenne, qui a des caractéristiques sociologiques, sociales et économiques qui sont le résultat d’une histoire. L’idée était de ramener Marseille à sa banalité, mais ce n’est pas du tout un mot péjoratif. C’est une manière de dire qu’il y a une manière simple de voir cette ville. Un des traits assez caractéristiques de Marseille, c’est qu’elle est dominée par les classes moyennes. C’est une certaine représentation de soi qui domine cette ville. Les classes moyennes ont souvent un capital intellectuel, n’ont pas de capital économique et donc leur manière à eux de dominer les choses c’est d’imposer une sorte de spécificité, d’imposer que Marseille est unique au monde probablement car on a envie de dire que ses habitants sont uniques au mondes. Mais non, Marseille est une ville comme les autres.

Vous dites par exemple que Marseille n’est pas une ville pauvre.
Non, je n’ai pas dit ça. J’ai dit que c’est une ville qui est marquée par la pauvreté ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle est pauvre. D’abord, aujourd’hui il y a quelque chose d’assez complexe, c’est qu’est-ce que c’est Marseille ? De quoi parle-t-on ? Est-ce qu’on parle de la ville qui était celle du XIXe siècle ? Ou de la métropole ? On est dans un entre-deux : la géographie même de la ville est en train de changer. Il n’y a rien de plus quotidien que la métropole aujourd’hui, qui n’est pas pauvre du tout.

Vous parlez de la vieille ville en insistant sur l’aspect de la propriété : vous dites qu’il y a beaucoup de petits propriétaires.
Oui, mais propriété ne veut pas forcément dire richesse. Quand on voit le prix du mètre carré dans certaines zones à Marseille… Marseille est marquée par cette présence des petits propriétaires occupant l’intérieur de la ville. Par rapport à Paris, Lyon, Bordeaux et Toulouse, cette différence est criante. Quand je dis que Marseille est dominée par les classes moyennes, je ne fais pas forcément référence à des gens riches, ce sont des gens qui ont essayé de s’installer dans la ville.

Pour vous, est-ce que le maire de Marseille depuis vingt ans incarne cette classe moyenne ? Est-il le support de ce pouvoir ?
Oui, Jean-Claude Gaudin est très représentatif. Je pense que tous les maires qui sont passés à Marseille depuis la fin de la guerre sont très représentatifs de ces classes moyennes, même du point de vue professionnel. Avocats, médecins, professeurs, vous faites de la tour de la quasi-totalité du personnel politique de cette ville depuis la fin de la guerre.

On dit pourtant souvent que Jean-Claude Gaudin est au service de la bourgeoisie historique, qu’il a fait allégeance à cette bourgeoisie pour pouvoir conquérir le pouvoir…
Ce n’est pas incompatible. Il peut être à la fois représentatif sociologiquement de ce que sont les catégories dominantes à Marseille et proche de la bourgeoisie traditionnelle marseillaise, qui représente une poignée de vieilles rombières confites , d’anciens notables un peu crispés sur leur capital. La grande bourgeoisie possédante, industrielle et commerçante à Marseille, il n’y en a plus, elle est partie et dissoute depuis très longtemps.

Marseille est une ville où subsiste des écarts de revenus extrêmement forts, et notamment entre certaines poches du nord de la ville et du sud. Cette idée est-elle à rapprocher des grandes villes pauvres des pays en voie de développement ?
Qu’il n’y ait pas d’ambiguïté : Marseille est une ville où la pauvreté est très présente. La pauvreté marque très profondément la ville, d’autant plus qu’elle est au centre-ville, ce qui est une particularité. Cette pauvreté accentue les écarts de revenus : il suffit qu’il y ait 10 personnes très riches à Marseille pour que l’écart soit très spectaculaire car il y a des très pauvres. Marseille a les Iris (petits quartiers à l’échelle de la mesure Insee) les plus pauvres d’Europe. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il y a beaucoup de riches à Marseille.

Un autre cliché que vous aimez bien bousculer, c’est cette fameuse fracture nord-sud qui caractériserait la ville. Cette fracture existe-elle ? Vous parlez d’une « invention des quartiers nord ». Pourtant, s’il y a bien une exception concernant les petits propriétaires, c’est bien dans les quartiers nord…
L’exception est très faible. Dans le 15e arrondissement et une partie du 13e, on a une majorité (environ 40%) de locataires HLM. Ce sont les 2 seuls quartiers dans Marseille et dans les quartiers nord dans lesquels il y a une dominance du logement social. Cette image de quartiers nord dominés par la banlieue, les grandes cités, comme un syndrome Seine-Saint-Denis, ça n’existe pas à Marseille. Cette idée d’une banlieue mono-urbaine et marquée par le logement social, c’est un fantasme. Car ces banlieues sont dans la ville.

S’il n’y a pas de clivage nord-sud, il y a des clivages : la ville est éclatée, on trouve des frontières minuscules mais à l’échelle d’un micro-quartier.
C’est absolument vrai. Marseille, c’est un puzzle composite de micro-fractures, comme dans les quartiers sud à La Cayolle. Ce qui fait une certaine tension dramatique dans la ville, c’est qu’il y a une familiarité de la pauvreté qu’il n’y a pas dans d’autres lieux.

Vous dites que les quartiers nord comme zones de non droits désertées par les forces de l’ordre sont un mythe. Il y a quand même des problèmes de sécurité dans ces quartiers.
C’est plus qu’un mythe, même si ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes de sécurité. Ce qu’on dit sur les zones de non droits, c’est un fantasme quasi-national. Je comprends que les policiers aient besoin de cette illusion et se disent qu’ils font un travail dangereux: c’est une sorte d’enrichissement de leur travail. Il y a tellement de gens qui vont acheter du shit dans les cités… Si c’étaient des zones inaccessibles, interdites et dangereuses, les gens n’iraient pas s’y aventurer. Il y a des gens qui vivent de cette économie criminelle à Marseille, mais pas plus qu’ailleurs…

Vous dites que le cosmopolitisme n’existe pas à Marseille. Il y a quand même une partie importante de la population d’origine étrangère et singulièrement au nord.
95% de ces gens sont Français, donc je ne vois pas de cosmopolitisme. D’autant plus que ces gens sont en France depuis très longtemps. Les premiers Algériens sont arrivés à Marseille en 1907. Il y a des familles algériennes qui sont à Marseille depuis 9 ou 10 générations. Se poser la question de l’intégration des Algériens à Marseille est donc obscène. Les Comoriens, la deuxième grande migration à Marseille, sont arrivés dès les années 20… Non seulement, ces gens sont Français, mais ils sont installés, stables à Marseille. Une grande partie des petits propriétaires sont d’ailleurs Algériens. Il y a une stabilité d’immigration à Marseille, c’est pourquoi ce n’est plus une ville cosmopolite, une ville de brassage, de croisement, une « ville interlope » comme disaient certains voyageurs fascinés à Marseille dans les années 30, où quand les gens débarquaient du bateau semblaient descendre de la lune. Ce passage, ces transits n’existent plus. Marseille est une ville de sédentarité. Les grandes routes migratoires évitent Marseille aujourd’hui.

Néanmoins, Marseille n’a-t-elle pas dans son identité une diversité d’origines ?
Pas plus que d’autres villes. Par contre, il y a une sorte de théorisation, de philosophie de l’ethnicité qui s’est construit à Marseille. Cela fait probablement en sorte que les identités sont plus visibles ou plus marquées ou plus marquantes qu’ailleurs.

Pensez-vous que le lien au pouvoir est à l’origine de ce traitement communautaire des gens et de cette ethnicisation, avec l’idée d’une négociation sans cesse du pouvoir avec ces groupes constituées d’où émerge un notable ?
Oui. Il y a 2 ethnicités à Marseille : celle qui est représentée à travers un certain nombre de notables et celle qui ne l’est pas. Les Corses et les Arméniens ont construit des systèmes de notabilité qui font que Marseille est devenue une ville corse ou arménienne. Pourquoi ? Parce que les Corses et les Arméniens sont représentés par ces mêmes notables.

Pourquoi les Algériens n’ont pas eu cette même destinée ?
C’est l’histoire qui répond et non la nature des Algériens. Cette non-représentation est liée à la manière d’être dans la ville, au statut qu’on occupe. La plupart des migrations qui ont construit des notabilités ont toujours été des migrations qui ont occupé dans la ville des fonctions de classes moyennes (artisans, commerçants, médecins et des fonctionnaires…). Le poids des médecins corses et arméniens est énorme en termes de notabilité. Ceux qui n’ont pas été représentés sont ceux qui ont été le bras armé de l’industrie marseillaise, donc les ouvriers.

Marseille capitale comorienne du monde. Est-ce la même raison qui explique que les Comoriens n’accèdent que très peu à cette notabilité ?
Tout à fait, c’est un très bon exemple. Il y a une sorte d’embrayage entre le fait d’être dans les classes moyennes et de construire de la notabilité. C’est presque la seule manière d’exister publiquement aujourd’hui dans la ville. Comme les Comoriens ne sont pas encore arrivés à accéder aux classes moyennes, l’embrayage ne se fait pas.

Samia Ghali a failli être candidate à la mairie de Marseille lors des dernières municipales. Ce scénario vous paraît-il possible ou presque interdit sociologiquement ?
Le paradoxe des Algériens à Marseille, c’est qu’ils ont été eux-aussi des commerçants et notabilisés. C’est frappant de se rappeler que dans les années 30, il existait des journaux algériens et une notabilité politique algérienne. C’est à Marseille que s’est créé l’Étoile Nord-Africaine qui a été le ferment du nationalisme algérien. Il y a eu une classe moyenne et intellectuelle algérienne à Marseille. Mais elle s’est dissoute dans l’évolution même de la ville, car elle était très liée au commerce algérien sur Belsunce. Il est vrai que les Algériens sont aujourd’hui dans cette logique déficitaire de représentation. Concernant Samia Ghali, c’est différent. Le parcours du combattant politique aujourd’hui fait en sorte que même si on garde une rhétorique d’ancrage, d’appartenance, en réalité, Samia Ghali ressemble beaucoup plus aux hommes politiques qu’elle ne ressemble aux gens de sa religion ou aux gens qui ont des origines en Algérie. Un homme politique est avant tout un professionnel de la politique et non pas à un Algérien ou un Français. C’est un métier tellement prenant qu’on devient autre chose que ce qu’on est.

La figure du maire est très présente dans votre livre. Vous parlez de Gaston Defferre, de Robert Vigouroux, mais on a du mal à voir Jean-Claude Gaudin qui est maire depuis vingt ans. Il n’a pas d’effet sur la ville ?
Il ne faut pas trop singulariser Marseille. On décrit le système politique local et de notabilité qui est produit et permis par les institutions françaises. Concernant Gaudin, c’est un parti pris de sociohistoire. Je pensais qu’il était urgent de raconter l’histoire de comment on est venu à la situation actuelle. Gaudin est un maire de transition historique : c’est lui qui va fermer définitivement la parenthèse industrielle, la porte d’une économie internationale et commerciale.

Gaudin ferme une porte, mais n’en ouvre aucune ?
Les notables ne sont plus des acteurs économiques à Marseille, mais des acteurs politiques. Le pouvoir économique de Marseille, il est depuis longtemps dans les mains de l’État. Ce sont les représentants de l’État qui font la ville, et plus les maires et les notables. Les notables restent stratégiques dans certains petits domaines, comme le logement mais pas des acteurs stratégiques dans les choix économiques de la ville. Le cataclysme le plus important dans l’histoire de cette ville ces 100 dernières années, c’est le moment où l’État est devenu propriétaire du port autonome de Marseille.

Pourtant, Gaudin a le poste entre les mains, il a un effet directement sur l’urbanisation de certains secteurs. Cela a un effet sur la géographie électorale.
Je n’ai pas dit que les hommes politiques n’avaient aucun pouvoir. Au contraire, ils ont un pouvoir urbain. Je parlais du pouvoir économique sur les grands choix.

Le personnel politique marseillais n’est pas clientéliste selon vous car il n’en aurait plus les moyens. On aurait plutôt affaire à un type de clanisme ?
Oui, il y a un retournement de la chaussette clientéliste. Le système clientéliste était un système de reconnaissance. Le clientélisme, c’est transformer un droit en privilège. Ce système s’est retourné car il sert un tout petit noyau de gens qui sont autour des notables. Ils forment des clans et profitent économiquement de ces avantages. Toute l’affaire Guérini, quand elle sera dépliée et qu’on aura tous les éléments, montrera très clairement ce retournement du clientélisme en clanisme.

Il n’y plus une forme redistribution qu’on pouvait retrouver dans le clientélisme ?
Oui, car la structure socio-professionnelle s’est complexifiée. Les réseaux clientélismes suivaient certains chemins socioprofessionnels. Comme tous ces mondes sont très troublés aujourd’hui, des systèmes claniques sont apparus comme le montre très bien l’affaire Sylvie Andrieu. On voit très clairement que certaines familles s’accrochent aux politiques, les intègrent à ces réseaux claniques et donc deviennent des machines à nourrir ces familles.

Il y a de moins en moins de logements, d’emplois à redistribuer mais il y a de plus en plus d’élus de ce clan dont vous parlez.
C’est tout à fait juste. Il y a de plus en plus d’élus et de moins en moins de ressources qui sont de plus en plus contingentées. Les hommes politiques s’en plaignent : ils vivent quelque chose de très difficile, les pauvres…

Quel rôle peut jouer la culture ? On est dans la Friche de la Belle de Mai qui a participé au processus de gentrification et on a l’impression que c’est le cheval de Troie d’une bourgeoisie bien-pensante qui prend le pas sur les classes populaires.
C’est inéluctable. Dans toute l’histoire de Marseille, la ville a rarement appartenu aux classes populaires qui aujourd’hui ne sont pas dominantes et qu’au centre-ville on est dans les lieux de puissance et de pouvoir. Ce qui est frappant à Marseille, c’est que ce n’est pas une vraie gentrification. Prenons l’exemple de la Friche : ça a fait venir combien d’habitants sur la Belle de Mai ?

Vous dites que Marseille n’est pas une ville tournée vers la Méditerranée mais vers le nord.
Si on prend les chiffres des flux, la quasi-totalité va vers Paris comme le montre les vols à Marignane, les bateaux de la Corse arrivent à Toulon ou à Gênes, les bateaux du Maroc arrivaient sur Sète. Le tropisme a changé et c’est pour ça que je parle d’un processus de provincialisation de Marseille.

Il y a une autre crise économique, celle du commerce informel vers le Maghreb qui n’a pas du tout été regrettée par la classe politique locale. Il y a peut-être des solutions qui n’ont pas été explorées.
Gaston Defferre a vu d’un très bon œil le départ de l’industrie de Marseille : il voyait partir les industries qui puent, qui polluent et il voyait aussi partir les ouvriers et donc le vote communiste.

Jean-Claude Gaudin n’a pas pleuré la disparition des marchés informels maghrébins à Belsunce. Tessier de MPM s’en est même amusé.
Ils ont tort de ne pas pleurer, parce que c’est quelque chose d’assez dramatique. Déjà parce que le commerce informel, il est informel car il est portuaire. Tout le commerce marseillais depuis le 18e siècle est un commerce informel. Le terme informel ne veut pas dire grand-chose, ce n’est pas criminel c’est un commerce actif, qui sait jouer des frontières. C’était le dernier moment de présence de Marseille dans le monde (capacité de rayonnement) et c’était surtout un lieu de respiration du monde populaire qui permettait à beaucoup de gens d’exister et d’avoir un boulot. En tuant ça, on a probablement ouvert un boulevard sur les économies criminelles, donc il n’y franchement pas de quoi rire.

En finissant votre livre, on a l’impression d’une banalisation de Marseille : on n’est pas dans le cliché de la ville rebelle qui s’oppose au pouvoir et on a le sentiment d’une belle bourgade provinciale comme les autres. Marseille a perd cette joie d’être singulière.
Est-ce que ce qui fait une ville, c’est la singularité de ce point de vue-là ? Je ne crois pas, ce qui fait une ville c’est la richesse de son histoire, la richesse de ses mondes sociaux et de ses mondes culturels… De ce point vue, Marseille est une ville très riche, même si c’est une ville banale, une ville de province au bord de mer. S’il faut pour réenchanter cette ville, croire qu’on vit dans une ville et une capitale internationale, il faut aller vivre ailleurs. Marseille est une étoile morte, la ville a brillé sur le monde et il nous reste des traces de lumière aujourd’hui à travers des textes, dans le cinéma et dans nos imaginaires.