Grande Tchatche avec Lisa Mandel : "Le rire est aussi un pansement"

février 2021 | PAR Maëva Fassino, Michel Gairaud
Écoutez l'émission:
Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Lisa Mandel : ou l’art de raconter en BD avec sérieux le plus futile et avec légèreté le plus tragique ! De l'auto-fiction, avec sa super-production auto-éditée, "Une année exemplaire", à la BD documentaire, avec un nouveau projet sur la folie à Marseille. Elle lance aussi une maison d'édition pour rémunérer décemment les auteurs. Entretien fleuve...

Lisa Mandel est autrice de bande dessinée. Une activité essentielle pour combattre le conformavirus. D’utilité publique donc éminemment politique. Le tour est joué ! La voilà donc élue présidente d’honneur de la Grande Tchatche, l’émission politique du Ravi sur Grenouille, la radio qui se mouille !

Lisa Mandel est née à Marseille il y a 43 ans. C’est le genre de truc, parait-il, qu’il ne faut jamais dire. Mais qu’elle ne cache pas à ses lecteurs car elle pratique la BD autobiographique. Elle est l’une des premières en France à avoir investi blogs et autres Instagram, fédérant une importante communauté.

Elle a toujours, dès la maternelle, voulu dessiner. Au point, pourtant bonne élève, d’opter pour la filière technique, souvent dévalorisée, avec une terminale en arts appliqués au lycée Diderot, au Nord de Marseille. Difficile, en réalité, de la mettre dans une case.

Diplômée des arts déco de Strasbourg, prestigieuse formation pour l’illustration, elle a d’abord été repérée avec Nini Patalo, BD jeunesse à l’univers déjanté, après avoir été invitée à inventer une sorte de Titeuf au féminin. Lewis Trondheim la parraine. Papa de Lapinot, c’est l’un des créateurs de L’association, maison phare de la BD alternative. Elle y publie HP sur le milieu des hôpitaux psychiatriques.

Plus tard, elle co-fonde Sociorama, une collection chez Casterman pour adapter en BD les recherches sociologiques. Elle y signe, après six mois de reportage avec la sociologue Yasmine Bouagga, Des nouvelles de la jungle de Calais, pour témoigner du sort des migrants avant leur expulsion. Ou l’art de raconter avec sérieux le plus futile et avec légèreté le plus tragique !

Editée par les meilleures maisons d’édition, publiée dans la matinale du Monde, elle vient pourtant d’auto-éditer son dernier album après un financement participatif. Et elle lance maintenant une structure alternative pour éditer autrement les auteurs de BD…  Lisa, à la fois In et Out ! Mandel ou l’art de la synthèse !

C’est évident : elle est une candidate crédible pour la prochaine présidentielle. Son dernier album, un imposant volume de 400 pages, est le résultat d’un défi qu’elle s’est lancé publiquement : s’engager à tenir 20 résolutions durant un an et à le raconter en postant une page tous les jours. Titre de cet album plus que jamais d’actualité ? Une année exemplaire. Demandez le programme !

Michel Gairaud

le Ravi : Votre réaction à notre petit portrait ?

Lisa Mandel : La synthèse est très efficace. Mais juste pour lui rendre l’honneur qui lui revient, même s’il n’entendra pas forcément l’émission parce qu’il n’habite pas du tout dans la région, c’est Charles Berberian qui à l’époque m’a aussi beaucoup aidée. Mais Lewis Trondheim a été aussi pour moi très important au début de ma carrière, car il m’a toujours encouragée dès le début. C’est vrai que quand j’ai commencé ma carrière en 2003, en sortant mon premier album, j’ai été surprise de l’accueil qui a été fait à une BD jeunesse, Nini Patalo.  Après je tiens aussi à modérer un peu le concept de la « Titeuf au féminin ». C’est vrai que c’est ce qu’on m’avait demandé, mais ce n’est pas du tout ce que j’ai fait. Nini Patalo est une fillette, donc certes un personnage féminin, mais tout le reste n’a absolument rien à voir avec l’esprit de Titeuf.

Nini Patalo a été pré-publié dans Tchô, le journal de Titeuf.

Tout à fait ! Franchement ça m’aurait plu d’arriver à faire un « Titeuf au féminin » avec le succès qui s’ensuit, mais j’ai pas du tout réussi à rentrer dans les cases. J’avais envie de faire du délirant, c’est ce qui m’a toujours intéressée, des BD basées sur l’humour absurde, sur des situations abracadabrantes, donc pas du tout sur un réalisme tel qui a fait la notoriété de Zep. Il a réussi à se réapproprier le monde de l’enfance de manière un peu crue, loin des clichés un peu convenus et sages qui avaient pu être faits par les autres personnes qui ont essayé de traiter de l’enfance. Lui, c’est vrai qu’il a un côté trash et c’est ce qui a fait son succès.

Il y aura une suite de Nini Patalo, 5 tomes à ce jour ?

Il devait y avoir un tome 6. Mais dans le même temps, je me suis lancée dans l’aventure – ou plutôt la mésaventure – de l’Année exemplaire, donc ça m’a pris tout mon temps et je n’ai pas pu honorer mes engagements auprès de Glénat. Le contrat a été annulé. C’est la première fois de toute ma carrière. Donc voilà, le sixième tome n’aura pas lieu. C’est aussi parce que je sens de la nostalgie : beaucoup de gens me reparlent de la série quand je suis en salon, pendant les séances dédicaces. C’est une série que j’aime beaucoup, c’est la première que j’ai faite, elle m’a emmenée là où je suis aujourd’hui, et j’ai voulu m’y replonger. Sauf que dix ans ont passé, presque une vie pour moi parce que j’ai vécu plein de choses entre ce moment d’insouciance où j’ai commencé cette série jeunesse et aujourd’hui. La vie m’est tombée dessus avec plein de moments qui m’ont changée. Même si j’ai toujours de l’humour, et que ma passion pour la BD est restée intacte, mes ambitions et mes envies ont changé. Je ne me reconnaissais plus dans cette bande dessinée complètement ludique. J’ai envie depuis quelques années de traiter des sujets plus importants pour moi, alors j’étais plus vraiment dedans. Je le regrette, j’aurais aimé que cette série puisse continuer, mais la réalité m’a montré que j’aurais fait quelque chose de moins bien. Donc c’était mieux de laisser tomber.

Venons-en à votre dernier album, Une Année exemplaire. L’aventure n’a pas débuté un 1er janvier mais le 15 juin 2019.

Oui effectivement. Mais c’était l’idée la plus pourrie ! Juste avant l’été, j’ai décidé d’arrêter de boire de l’alcool, de fumer – je fumais que quand je buvais mais bon, j’ai quand même arrêté – de commencer à manger sainement, d’arrêter de faire du binge watching, c’est-à-dire de m’enfiler des séries pourries, et d’arrêter aussi mes addictions aux jeux vidéos sur mon smartphone, une de mes grandes passions… J’ai donc décidé d’arrêter tout ce qui était « impur » pour ne me concentrer que sur les choses « pures ». En clair, ne regarder que des chefs-d’œuvre du cinéma, si je regarde une série, au maximum deux épisodes, et que des séries excellentes, manger que des choses bonnes pour la santé… Par contre, je suis complètement contre le concept même de régime, c’est ce qui m’a amenée là où je suis aujourd’hui aussi. Donc voilà, je suis partie sur un projet totalement auto-centré et orienté sur le développement personnel, et en même temps je l’ai fait publiquement. Derrière ça, il y avait une envie de m’auto-éditer – c’était un peu un sujet prétexte. Il a finalement pris de l’ampleur et s’est ouvert sur le monde qui s’est invité chez moi. Ce qui est intéressant dans cette Année exemplaire, c’est qu’elle commence sur des envies assez superficielles et puis elle s’étoffe pour devenir le quotidien d’une Française au milieu du Covid. Mon destin est devenu celui de beaucoup de gens. Le livre s’est révélé une expérience hyper enrichissante mais extrêmement épuisante aussi.

« J’ai donc décidé d’arrêter tout ce qui était « impur » »

Cette année exemplaire finalement tourne très rapidement au cauchemar même si plusieurs commandements au départ sont vite réécrits.

Oui, cela devient vite horrible ! Au bout de quelques jours je me rends compte que ce n’est pas possible. J’ai quand même réussi à tenir certains commandements, mais qui en fin de compte étaient ceux qui ne me posaient pas de problèmes. Par exemple, l’alcool : je n’ai jamais eu de problème avec l’alcool, donc j’ai arrêté un an de boire et ça ne m’a quasiment rien fait – à part qu’on s’ennuie un peu plus dans les fêtes où tout le monde commence à être bourré. Et puis, quand j’ai repris, tout à fait modérément, ça n’a pas été difficile. Ce qui a été extrêmement difficile pour moi, un échec, c’est le rapport à la nourriture, parce que pour le coup j’ai un vrai problème de « troubles de conduite alimentaire » que je n’ai pas réussi à régler juste en claquant des doigts. Le fait de faire du sport tous les jours, j’ai bien raté aussi. C’est vrai que le Covid, le confinement, ne m’ont pas aidée à pouvoir respecter tous mes engagements. Et en plus, au bout de deux-trois mois, je me suis mise à faire des crises d’angoisse, des attaques de panique. Je me suis sentie extrêmement mal, comme si je m’étais retrouvée toute nue face à mes démons, qui étaient jusque-là maintenus sous contrôle par les excès. Ça m’a donc beaucoup fait réfléchir à la notion d’addictions, au fait qu’elles ont une utilité. Souvent on a des addictions pour pouvoir affronter la vie, car il y a des problèmes qu’on n’arriverait pas à affronter autrement. Je parle aussi pas mal de ma pathologie qu’est l’épilepsie. Le fait d’avoir arrêté toutes mes addictions, ça a fait un peu flamber mon épilepsie. Je me suis rendue compte que mes addictions étaient des sortes d’anxiolytiques qui permettaient de se détendre, et que l’épilepsie était fortement aggravée par le stress. M’être créée un tel stress, c’était horrible.

L’une de vos conclusion c’est qu’« avoir une vie saine est super toxique » !

Exactement ! Après les gens qui ne sont pas vraiment sujets à l’addiction ne vont pas comprendre et vont se dire : « Pourquoi tu fais les choses en excès ? », « Soit modérée ! ». Mais en fait l’addiction c’est le contraire de la modération. Évidemment si on fait tout avec modération, on vit jusqu’à 100 ans et c’est super. Mais le plaisir de l’addiction c’est d’aller trop loin, d’être dans l’excès. Ça ne m’intéresse pas de manger un carré de chocolat et de m’arrêter. Ce qui est intéressant, c’est de manger toute la tablette, d’avoir un sugar rush, et après de culpabiliser : c’est l’intensité. Ça, c’est intéressant ! Si on n’est que dans la mesure, finalement on n’obtient pas du tout ce qu’on cherche en consommant des produits addictifs : la perte de contrôle, la détente… Il y a tout un chemin neurologique, comme un circuit de récompense, qui est détraqué chez les personnes souffrant d’addictions. C’est pour ça que la modération n’a aucun intérêt.

« La modération n’a aucun intérêt »

Quel est votre secret pour rendre en BD des choses passionnantes qui à première vue pourraient potentiellement ne pas l’être ?

Ça c’est le talent du raconteur. « Talent » c’est peut-être un peu exagéré –  mais la manière dont un sujet est raconté est plus intéressante que le sujet en lui-même. Un très bon sujet peut être absolument soporifique s’il est mal traité, et le sujet le plus anodin devenir passionnant pour si peu qu’il soit bien raconté. J’ai été à bonne école parce que, sans vouloir être chauvine, les gens du Sud racontent particulièrement bien les histoires. Les meilleurs conteurs que j’ai rencontrés dans ma vie, ceux qui y mettaient le plus cœur, étaient des gens du Sud. Bon, beaucoup dans ma famille, il faut le dire, mais je trouve qu’il y a une tradition de l’oralité et de la théâtralisation, dont j’ai hérité, en toute modestie. Il y a beaucoup de gens qui racontent très bien les histoires et qui arrivent à nous amener avec eux. Trouver quelque chose de drôle dans une situation anecdotique, c’est un peu chercher une aiguille dans une botte de foin, c’est-à-dire essayer de trouver l’angle avec lequel toute l’absurdité du sujet ou tout le côté humoristique va ressortir. Honnêtement, c’est un exercice extrêmement difficile.

Votre Année exemplaire parvient à rendre très drôles les situations les plus dramatiques.

Je joue beaucoup sur l’auto-dérision, et j’ai accepté que mon personnage soit aussi un souffre-douleur, donc j’hésite pas à me moquer de moi-même, dans mes BD du moins. Encore une fois, je fais la différence entre la vraie vie, où je peux être très susceptible. Je ne suis pas dans l’auto-dérision en permanence mais par contre, il y a une forme de magie qui s’opère quand je raconte mes histoires en BD. Ça crée un filtre, un recul, un pas de côté qui fait que je suis capable de voir la vanité de ce que je ressens, l’absurdité du monde. Il y a une sorte d’absurdité dans l’existence qui fait qu’on peut rire de tout, et surtout de soi-même. Ça marche dans les deux sens : un truc anecdotique, une fois que je le raconte, peut trouver un intérêt que je n’avais pas vu, et pour une situation dramatique, c’est inévitable, lorsque je commence à la dessiner je ne peux pas m’empêcher d’en rire, de rire de mon rapport à la situation, de comment j’ai réagi. Je me rends compte que je suis quand même dans un confort de femme blanche d’un pays riche qui peut se payer le luxe de rester dans son lit en se disant « Oh là là, c’est trop dur la vie ! » alors que 98% de la planète, surtout les femmes, n’ont pas ce luxe-là. Du coup, à un moment donné, on est obligé de relativiser même les choses les plus graves qui nous arrivent parce qu’elles ne sont en fait pas si graves que ça. Ça rend un peu philosophe de dessiner, de faire des bonshommes marrants même dans des situations qui n’en sont pas, ça nous oblige à relativiser.

Peut-on rire de tout ? Des lecteurs vous ont reproché de verser dans la grossophobie…

J’ai essayé d’être extrêmement respectueuse dans mon livre, à tous les niveaux. J’ai un peu foiré avec la grossophobie parce que je parlais de mon surpoids, bien que je ne sois pas obèse. D’ailleurs je trouve ce mot horrible. Il est basé sur un IMC (Indice de masse corporelle) selon lequel je suis en « obésité légère ». L’obésité, c’est dès qu’on dépasse cette norme, et aujourd’hui telle que vous me voyez, je suis un petit peu en surpoids mais c’est pas non plus effrayant. Mais sur le papier je suis obèse ! Donc il faut aussi que les gens se calment dans les termes qu’ils emploient, parce qu’effectivement obèse ça va de mon poids à quelqu’un qui est en « obésité morbide » et qui est dans un tel surpoids qu’il ne peut plus se déplacer car c’est dangereux pour sa santé. Et c’est toujours le même mot qu’on utilise. C’est comme « gros » : on est gros à partir de quand ? Moi je suis déjà un peu grosse, certains sont très gros etc. J’étais dans une grossophobie intériorisée. C’est vrai que j’avais une haine de mon surpoids, parce que j’ai grandi, comme beaucoup de femmes, dans un milieu et une société qui valorisent la minceur. C’est moins le cas maintenant, on favorise les tailles fines, les gros postérieurs, les gros seins… J’ai grandi à une époque où c’était Kate Moss quoi, donc en fait, j’avais très peu de chances de rentrer dans les canons de beauté de toute façon. Ma mère a subi elle-même la même pression sociale, parce que dans les années 1970 c’était les femmes brindilles, dans les années 1990, c’était les femmes maigres et musclées, et c’est vrai que j’ai fait la chasse au gras. Au début de mon livre, je me disais : « Ah ! C’est bien si je peux perdre 20 kg, ce sera super ! » Mais en réalité, j’ai heurté la sensibilité d’énormément de femmes qui se battent au quotidien pour qu’on arrête cette injonction à la minceur, et cette discrimination du fait qu’elles soient en surpoids. Elles se sont senties trahies par mes propos. Et là encore, on se rend compte, si on lit le livre, que je ne parle que de moi. Je crée un alter-ego maléfique qui est gros. Il fume aussi toute la journée etc., enfin c’est totalement un personnage. J’ai pas spécialement décidé de le faire gros mais dans tous les cas, c’est pas passé. Je me suis même fait bloquer à la demande de certains internautes sur Twitter. J’avoue que je m’en suis moquée parce que j’aime pas trop cette façon de résoudre les conflits. Certains passent leur vie en étant tout le temps dans la colère et dans la haine des autres. Je préfère la discussion, j’étais pas fermée, et j’aurais préféré que des personnes me contactent et me disent, mais calmement : « Lisa, ce que t’as dit là, tu vois etc. », ça aurait pu induire une discussion et que j’aurais remise avec plaisir dans ma BD, parce que j’estime que je suis capable de me remettre en question, et ça, ça n’a pas eu lieu. Il y a eu une violence qui s’est déchaînée. Les gens sont des meutes sur Internet. Beaucoup en ont fait les frais. Moi-même j’ai fait partie de ces meutes. Ça m’a re-questionnée sur les fois où j’ai pu faire la même chose, juger à l’emporte-pièce et où j’ai pu moi-même participer à des chasses aux sorcières, et stigmatiser les gens. D’ailleurs j’ai quitté Twitter pendant un long moment parce que je ne supportais plus ce truc de « pas bonjour, pas merde » et de venir donner son avis sur le travail de quelqu’un en se foutant complètement de qui il y a derrière. Le pire c’est que moi-même je l’ai fait subir à d’autres gens, pas beaucoup, peut-être une fois ou deux, mais j’ai toujours regretté. Du coup, j’ai préféré me rabattre sur Instagram qui est beaucoup plus bienveillant, et puis sur Facebook qui devient vraiment le site familial où j’ai plutôt les amis de mes parents, mes parents, ma famille qui suit. Donc tout ça m’a permis de faire un petit tour des réseaux.

« Les gens sont des meutes sur Internet »

Les réseaux sociaux font peser une police de la pensée ?

Oui, totalement !

Et pourtant ils vous ont portée ces réseaux et ils continuent de le faire.

Je remercie tous les jours le public qui me suit sur les réseaux sociaux. C’est mon public. Ce sont des gens qui ont vraiment soutenu mon travail depuis le début. J’ai vraiment reçu un élan et une chaleur humaine, alors qu’on pourrait se dire que c’est que du virtuel. Il y a des gens qui m’ont vraiment fait du bien dans mon parcours, et je me suis sentie accompagnée à chaque moment, et portée par les gens qui lisaient mon travail. Après, on peut pas se plaindre du « on peut plus rien dire ». C’est juste que le mec bourré qui va dire un truc raciste dans le PMU avec le barman qui s’en fout et son collègue qui est aussi bourré que lui, c’est une chose. Il a le droit de dire ce qu’il veut. Maintenant s’il le dit, et qu’il y a 10 000 personnes qui le suivent, forcément il y en a qui vont le traiter de raciste et s’énerver. C’est pas étonnant quand on a une grosse audience. Je suis paralysée d’être autant lue. Parfois, j’ai fait le pilier de bar, et parfois on peut dire des trucs, et on a l’impression qu’on est entre copains. Bah non les gars. Il y a des gens qui regardent, des gens qui jugent, donc faut pas s’étonner non plus d’être repris.

Pendant cette année exemplaire, vous parlez aussi de l’addiction aux likes.

Eh bien oui ! Encore que pour le coup, j’étais quand même assez immunisée parce que, pour avoir tenu beaucoup de blogs, comme Libre comme un poney sauvage que j’avais tenu au début des blogs de BD et que j’avais arrêté quand je suis devenue épileptique – l’épilepsie a été un point de rupture dans ma vie où j’ai arrêté beaucoup de choses. Puis j’ai ensuite tenu un blog sur leMonde.fr. Donc oui, on fait des pages et on voit quand il y a plus ou moins de likes, quand les gens commentent plus ou moins, et c’est vrai qu’on devient un peu addict à la validation sociale, et c’est impossible de s’en extraire. Après pour ma part, c’était vraiment le temps du bouquin parce qu’une fois que j’ai arrêté le livre – maintenant je continue de publier mais beaucoup moins parce que j’ai beaucoup de sollicitations, dont je ne me plains pas -, je ne ressens pas de manques, et je ne suis pas à me dire : « Oh non ! Les gens ne vont plus me lire ! » etc. Mais quand j’y étais, c’était devenu un peu une addiction mais je pense qu’on ne peut vraiment pas y échapper.

Lorsque vous publiiez tous les jours, vous vous demandiez « aujourd’hui, j’ai pas été bonne, je bide » ?

L’avantage de publier tous les jours, c’est que je n’avais pas le temps de trop me plaindre là-dessus, que j’étais déjà sur l’autre. Donc à la limite si j’avais fait un bide c’était pas grave. C’est juste que parfois certaines pages étaient décevantes au niveau des likes. D’autres fois, je faisais des pages et j’avais l’impression que ça n’allait pas fonctionner et finalement si. Mais globalement, il y avait une fourchette, si j’étais en-dessous je commençais un peu à chouiner, et parfois il y a des succès fous. Mais finalement ce qui m’a perturbée, c’est qu’autant la déception est énorme quand ça ne marche pas, autant la satisfaction quand ça marche à fond n’est pas énorme. On cherche à remplir un vide qui n’est pas remplissable avec des likes virtuels. Ça aussi, ça a été une grosse réflexion de me dire que même quand ça cartonne, ça induit du stress, mais pas forcément un soulagement. Au contraire, on est sous pression, on a envie de faire encore mieux la fois d’après etc. En fait, le résultat attendu n’est pas celui escompté.

Dans le catalogue de vos addictions, il y a aussi les « séries débiles ». Alors là avec le confinement, vous n’avez pas su vous en passer malgré votre héritage d’une collection de films du patrimoine…

Oui, totalement ! Déjà il y a toute une partie de la collection que j’ai vraiment reniée, dans laquelle il y a plein de western, de films qui sont des classiques mais qui sont d’un machisme, d’un virilisme incroyable. En plus, c’était encore l’époque où ils tuaient vraiment les chevaux, donc bon…

Vous l’avez héritée d’un oncle, c’est bien ça ?

C’est le deuxième mari de ma grand-mère qui est décédé, mais qui était beaucoup plus jeune qu’elle et dont je n’avais plus de nouvelles, et dont finalement on a dû vider l’appartement avec mon père et ma sœur. C’est à ce moment que j’ai récupéré sa collection de DVD de prestige. J’en fais profiter énormément de gens, je les prête beaucoup. Mais c’est vrai qu’il y a toute une partie dont je ne suis pas fan. Après il y a vraiment énormément de choses et certaines sont extraordinaires : tout le cinéma italien, japonais etc. Mais concernant l’addiction je n’ai pas réussi parce que des fois, dans la vie, on a juste envie de se détendre, et regarder un chef d’œuvre de [Luchino] Visconti, c’est pas forcément ce qui détend le plus sur terre. Du coup parfois j’avais besoin de vraiment me noyer dans d’autres choses. Donc j’ai regardé toutes les séries Netflix et toutes les séries OCS. Tout ce que j’ai pu gratter comme séries, je l’ai fait. Et c’est vrai rapidement, j’ai un peu laissé tomber ce truc de me retenir, j’en voyais plus l’utilité au bout d’un moment. J’étais tellement moi-même dans le mal-être à cause de toutes ces choses qui me tombaient sur la tête, que j’ai lâché prise sur ce sujet.

« Je veux essayer de donner une voix à ceux qui n’en ont pas »

Votre choix musical pour cette émission c’est La Rage de Keny Arkana. Pour le coup, une chanson très politique…

J’aime beaucoup Keny Arkana et cette chanson résonne beaucoup dans le climat actuel, que ce soit aux États-Unis ou même en France avec la présence policière qui est vraiment impressionnante. Au fil de ma carrière j’ai orienté mon œuvre sur des sujets sociétaux et sociaux. C’est ma manière de militer. Je viens d’une famille de militants et la façon que j’ai trouvée d’apporter la pierre à l’édifice, c’est de traiter de sujets comme celui de la Jungle de Calais pour essayer de donner une voix à ceux qui n’en ont pas. Je ne dis pas que j’y parviens, mais ça me motive à faire mon travail. La BD documentaire qui s’est un peu imposée ces dernières années comme la valeur montante, comme un nouveau média hyper intéressant, je m’en suis un peu emparée. Mes dernières BD sont un peu des BD documentaires, sociologiques, BD de terrain, et j’aime beaucoup ça. C’est vraiment une superbe manière de rencontrer des gens de la BD, mais aussi de sortir un peu de chez soi dans le sens où ça oblige à faire un peu un travail de journaliste aussi.

Vous êtes restée 6 mois à Calais avant l’évacuation du camp. Encore aujourd’hui, la police essaye d’empêcher une « fixation », c’est le terme employé, des migrants qui arrivent toujours en multipliant leurs expulsions…

C’est pas étonnant. En traitant le sujet de la jungle de Calais, avec la chercheuse Yasmine Bouagga, avec qui j’ai fait le livre main dans la main, on a rencontré plein de gens notamment Haydée Sabéran, qui à l’époque était correspondante pour Libération à Lille, Maryline Baumard, qui était correspondante pour Le Monde. On a appris d’ailleurs assez vite que la jungle de Calais n’était en fait que la plus visible, et qu’il y a eu 20 jungles en 20 ans. En fait, des jungles à Calais, il y en a depuis l’effondrement du bloc soviétique et l’ouverture des frontières. Ça a commencé avec des groupes tziganes qui ont essayé de passer en Angleterre, puis ça a continué avec les Kosovars, il y a eu des Afghans, des Iraniens etc. En fin de compte, il y a eu des vagues, et ça dure comme ça depuis des dizaines d’années. La différence c’est que la jungle de Calais telle qu’on la connue en 2016, c’était visuellement le plus gros camp qu’il y ait jamais eu. Mais d’ailleurs, on précise bien à la fin du livre qu’il y en aura après, donc ça ne m’étonne pas qu’ils passent leur temps à en démanteler parce que les gens ont toujours envie d’aller en Angleterre. C’est un peu le « rêve anglais ».

Yasmine Bouagga est depuis devenue maire EELV du 1er arrondissement de Lyon. Ça vous attire un peu la politique ? On ne vous a pas entendue pendant la campagne électorale à Marseille…

C’est vrai qu’à ce moment-là j’étais dans d’autres problématiques, qui me prenaient beaucoup d’énergie, et je n’ai pas tellement commenté la campagne. Après j’ai jamais été militante de cette façon-là, affiliée à un parti, même si je soutiens fortement Le Printemps marseillais et que j’étais très contente qu’ils gagnent. Ma façon de militer, je la vis autrement. Elle se manifeste plus par les sujets que je choisis, par la manière dont je fais mes BD, par le fait de m’être auto-éditée, ça comportait aussi une dimension politique.

« Marseille mais c’est tellement énorme comme sujet »

Marseille est présente dans vos BD mais jamais de façon folklorique. Vous ne jouez pas avec tous les clichés qui pèsent sur la ville…

Pour le coup je suis marseillaise, donc comme tous les gens originaires de Marseille, on voit bien que certains clichés sont débiles. Après j’ai toujours rêvé de faire un bouquin sur Marseille mais c’est tellement énorme comme sujet que j’ai jamais réussi. C’est tellement une ville extraordinaire, qui a une histoire importante avec des anecdotes incroyables, que je me demande comment je pourrais traiter ça. Du coup, je la traite plutôt de côté. Par exemple, j’avais fait une BD sur la carrière de ma mère et de mon beau-père en hôpital psychiatrique – il s’agissait de l’hôpital de la Timone -, et on comprend en arrière-plan qu’on est à Marseille (Les deux tomes HP, chez L’association, Ndlr) Je démarre une grosse enquête de terrain sur la santé mentale à Marseille, donc forcément on va voir qu’on est bien à Marseille, mais je ne m’y attaque pas de front. C’est un énorme morceau. Puis Marseille c’est quand même une ville française. Elle a beau être très particulière et atypique par rapport à d’autres villes en France, je n’essaye pas de « l’exotiser ». D’ailleurs j’ai horreur de ce qui est arrivé au Panier, je trouve ça vraiment horrible. Je suis née à Marseille, et je suis issue de la classe moyenne. J’ai grandi sur la Plaine du côté de mon père et dans le 11ème du côté de ma mère, mais quand je suis venue me réinstaller à Marseille, je suis allée au cours Julien me disant que c’était l’endroit où je devais être. Au vu de ma classe sociale et de là où je venais, j’estimais qu’il était logique que je sois là. Mais par exemple, et ça c’est politique, je ne serais jamais allée m’installer au Panier parce que j’ai vu ce qui est arrivé, comment ils ont évincé les gens de leurs domiciles, pour finalement retaper tout, rendre bobo l’endroit. Enfin, tout ça fait que je n’habiterai jamais au Panier. La gentrification se fait quand même, mais après j’ai mes petits trucs politiques comme ça. Cela dit, je n’en veux pas du tout aux gens qui habitent au Panier. J’ai des amis qui y vivent et je ne leur jette pas la pierre ! Je n’en veux à personne d’ailleurs, c’est simplement que, quand j’ai déménagé, je voulais pas non plus habiter au Panier parce que je n’aime pas le quartier du Vieux-Port. J’ai grandi sur la Plaine et j’avais envie d’habiter toujours le même quartier. Une fois j’avais été invitée à une émission de radio qui était au départ à Paris et qui se baladait l’été, à cause du confinement et des restrictions, pour interroger les gens dans les villes. Je trouvais ça super, et ils m’ont invitée. Sauf que les autres gens qui étaient dans l’émission n’étaient pas des Marseillais. C’était des gens qui s’étaient installés à Marseille et qui cohabitaient les uns les autres pour se donner des plans. En fin de compte, cette radio venait interviewer des gens qui n’étaient pas de Marseille et qui parlaient de Marseille. Ça, c’est vraiment le truc hors sol que je déteste le plus au monde. Donc voilà, si je veux faire un truc sur Marseille, je ferai attention d’impliquer les Marseillais dedans, d’autant que ma famille, qui vient ni d’un milieu aisé ni d’un milieu trop décalé, est vraiment de Marseille, ils sont tous nés là, ils ont une identité du Sud très forte, donc c’est pas trop compliqué. Mais voilà, Marseille c’est un sujet trop important pour le traiter comme ça.

Mais votre grand engagement du moment c’est de lancer La Maison exemplaire, une maison qui édite autrement les auteurs de BD

Alors pour le nom, je ne partais pas sur ça, mais finalement c’est celui qui est revenu. Je me suis dis qu’on plaçait la barre haut ! L’idée de base est partie du fait que ça fait 20 ans que je fais de la BD, que je suis éditée par de gros éditeurs en général. Et en fait, j’ai des frustrations liées à plusieurs choses qui ont grandi au fur et à mesure des années, où j’ai pu assister à la précarisation des auteurs. Quand j’ai commencé, ça allait encore, mais depuis quelques années, j’ai pu voir la presse s’effondrer, les payements forfaits arriver. Quand j’ai commencé, on était payé à la page – moi je touchais 300 € la page par exemple, donc avec deux livres de 46 pages couleurs dans l’année, on s’en sortait. Et encore avant moi, on vendait plus de livres parce que les auteurs étaient moins nombreux, donc c’était courant pour eux, il y a 30 ans, de vendre 20 000 bouquins à l’année.

C’est paradoxal parce qu’il y a de plus en plus de BD qui se vendent…

Oui mais il s’en vend très peu par personne. J’ai vu se dégrader les conditions de travail des auteurs, j’ai vu en face de moi le mur de la chaîne du livre, surtout des grands éditeurs – ce sont ceux que je connais le mieux. Ils nous font signer des contrats où c’est totalement à leur avantage, il faut toujours bien relire, les avances sont de plus en plus faibles, et les droits d’auteur sont restés les mêmes depuis je ne sais combien de décennies, alors que la situation a changé et qu’aujourd’hui, avec 8% ou 10% de droits d’auteur, un auteur lambda de BD n’arrive pas à vivre correctement de son travail.

« Les auteurs et autrices sont les variables d’ajustement de la chaîne du livre »

Vous sortez un chiffre effrayant : près de 40% des auteurs de BD vivent en-dessous du seuil de pauvreté.

D’après de nouvelles enquêtes récentes, on serait même plutôt proches de 50%. Le problème c’est que vous mettez 6 mois à faire un livre. On vous donne 2000 € d’avance – parce qu’aujourd’hui, il y a de gros éditeurs qui vous proposent cela en vous regardant droit dans les yeux. Après, bien sûr, les gens font des choses à côté mais ils se retrouvent dans une réelle précarité. Même moi qui ait toujours très correctement vécu de mon travail, je me suis rendue compte que quelque part j’étais également précaire. Quand j’ai été malade, j’ai pas eu droit aux congés maladie ni au chômage. Je me suis faite arnaquer dans des contrats, je ne prends jamais de vacances parce qu’on n’a pas de congés payés : on a un statut très précaire. Et c’est encore plus énervant quand on voit que la BD est le secteur du livre qui se porte le mieux. Il se porte à merveille. Il y a de bons chiffres d’affaires en 2020 malgré le Covid et le confinement. En fait, de grosses maisons d’édition s’enrichissent et savourent le champagne à la fin de l’année et dans cette même maison d’édition, des auteurs ont du mal à payer leur loyer. Je trouve ça insupportable. Je ne vois pas pourquoi les auteurs et les autrices seraient la variable d’ajustement pour que la chaîne du livre puisse vivre correctement. Je trouve ça intolérable. Sachant que sans nous, il n’y a pas de livre, pas d’éditeur, il n’y a rien. Personnellement si j’étais un dirigeant politique, je dirais qu’on devrait être salarié pour ce qu’on fait. Comme ce n’est pas possible, j’ai réfléchi à un moyen de créer une structure qui permette de proposer des droits à ces auteurs qui sont jusqu’à sept fois supérieurs à ce qu’ils touchent chez un éditeur normal.

Vous avez eu recours à un crowdfunding, un financement participatif, et déjà récolté 100 000 euros…

Exactement. Alors j’ai parlé du projet à des amis qui travaillent dans la BD, et on a formé un groupe d’auteurs qui se sont engagés dans le projet à publier chez nous quand la maison d’édition sera fonctionnelle. C’est vrai que dans le groupe j’ai demandé à des gens connus et reconnus, comme Charles Berberian par exemple. Ils sont onze au total, et il y a des personnes connues et d’autres moins, mais ils ont tous une notoriété sur les réseaux sociaux, parce que cette maison d’édition est basée sur le fait que les auteurs font leur promo eux-mêmes. Donc c’est un projet qui joue beaucoup sur les réseaux sociaux, et qui marche beaucoup par financement participatif. Notre maison d’édition va être la pierre angulaire de tout ça, elle sera aussi un site de financement participatif. Le lancement de chaque livre sera basé sur le financement participatif. S’il n’arrive pas à atteindre ses objectifs, le livre ne rentre pas en production. Il n’y a donc pas de dettes, la maison d’édition n’avance pas d’argent, donc tout l’argent récolté sert à faire le livre et le surplus est remis à l’auteur. Ensuite, l’auteur touche des droits beaucoup plus importants (4 à 5 fois plus, soit 40 à 50%, Ndlr). Que ce soit le maquettiste, le correcteur orthographique, le suivi de fabrication, tout le monde va être payé au pourcentage.

« Tout l’argent récolté sert à faire le livre »

Il va aussi y avoir un comité éditorial pour sélectionner les auteurs.

Oui, c’est pas un fourre-tout, on reste une maison d’édition. Il y aura donc un comité de sélection et un comité de lecture et également des éditeurs. Par exemple, nous avons une éditrice qui est rentrée dans l’équipe très tôt, une de mes amies dont je respecte beaucoup le travail. En tant qu’auteurs nous ne pensons pas pouvoir tout faire tout seul. Beaucoup de gens souhaitent et ont besoin d’être accompagnés dans leur processus créatif par une personne capable de leur dire ce qui va et ce qui ne va pas, de leur faire des retours, des relectures, mais avec cette nouvelle répartition de droits.

Vous allez donc devenir éditrice…

Je pense faire évidemment partie du comité de lecture, parce que pour l’instant on n’a pas non plus 5 000 livres à juger. On ne va pas publier n’importe quoi. Après nos critères ne sont pas les mêmes que si j’étais directrice de collection dans une maison d’édition et que je pouvais vraiment éditer n’importe qui me plaît. Là les choix seront conditionnés par la faisabilité du projet, en plus du professionnalisme et de l’intérêt du sujet évidemment, mais on a quand même une flexibilité. Du moment que le projet est sympa et qu’il est viable, on ne voit pas d’objection. Il y aura une charte éthique, et du moment où il rentre dans cette charte-là, et que ce n’est ni l’apologie du fascisme, du nazisme ou du sexisme. En clair, on a une charte éthique qui fait que tous les livres ne pourront pas trouver une place chez nous, des critères de viabilité, et voilà. Nous ferons comme une maison d’édition.

Finalement vous aimez les aventures collectives. Au cours de votre Année exemplaire vous avez aussi associé des « invités exemplaires » Comme Bobika, par exemple, qui signe des dessins dans le Ravi.

J’étais vraiment sur le point de craquer parce que publier tous les jours ça nous laisse aucune pause pour se relaxer l’esprit dans l’année, sachant que je n’avais jamais d’avance, c’était à flux tendu. Puis j’ai un ami qui m’a dit de demander de l’aide, donc j’ai fait un appel. Plus de 200 personnes ont envoyé un projet. J’ai forcément dû faire une sélection, et une fois par semaine, on avait l’invité exemplaire. Le sujet abordé devait être propre aux addictions ou à l’exemplarité, et donc avec le contexte du moment, le thème. Et effectivement, une quarantaine d’invités ont participé au bouquin auxquels j’ai promis évidemment de leur envoyer le livre mais aussi un dessin original. D’ailleurs je le redis publiquement : je tiendrai ma promesse, mais j’ai pas pu l’honorer pour l’instant, parce que j’ai attrapé le Covid juste après le défi, donc j’ai pris du retard. Mais en fait, sans toutes ces personnes, finir le livre et remplir mon contrat ultime de faire une page par jour n’aurait pas été possible. À partir du moment où je n’aurais pas fait une page, j’aurais foiré le défi. Grâce à eux, j’ai pu le faire, et il n’y a pas eu un seul jour sans que quelque chose ne soit écrit.

Votre nouveau projet de BD se nomme À la folie – titre provisoire – basé sur une enquête de terrain sur la santé mentale et du rétablissement en psychiatrie.

Il y a quelques temps, j’avais été approchée par des collectifs qui bossaient beaucoup sur le rétablissement en santé mentale, c’est-à-dire l’idée selon laquelle on peut vivre heureux et avoir une vie épanouie tout en étant étiqueté « bipolaire » par exemple, tout en souffrant de maladie psychique. Ils veulent montrer que ce n’est pas une condamnation à perpétuité, qu’on peut survivre en dehors de l’hospitalisation, et qu’avec du soutien et des moyens, on peut arriver à mener une vie décente. Également pointer du doigt l’existence « d’experts », dans le sens où on peut devenir expert de sa propre pathologie, et pouvoir aider les autres grâce à sa propre expérience. Ce sont des démarches importées des pays du Nord, États-Unis, Canada, et des pays scandinaves. C’est extrêmement intéressant parce que ça amène une autre vision sur la maladie psychique.

Dans les premières planches pré-publiées, vous abordez à nouveau le sujet par le biais de l’intime, de votre famille.

Je me suis demandée par où commencer, et j’avais déjà fait deux albums chez Association qui s’appellent HP et qui parlent de la carrière de ma mère et de mon beau-père en hôpital psychiatrique de la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980. Ils abordent l’évolution de la psychiatrie à Marseille dans ces années-là. Par ce biais, j’avais rencontré un psychiatre, Vincent Girard, qui m’avait contactée en me proposant de travailler sur un lieu pilote à l’époque, le Lieu de répit à Marseille, qui se proposait de faire une alternative à la rue pour les personnes sortant d’établissement psychiatrique SDF. C’était un centre d’accueil qui fonctionnait en sociocratie. C’est une méthode différente de la démocratie, basée énormément sur la parole, le collectif, sur des micro-groupes de travail aussi, ce qui est super intéressant. Je suis allée un an, une fois par semaine, dans ce lieu, j’ai assisté à des réunions, je suis même partie en Laponie pour travailler sur l’open dialogue avec une équipe. À l’époque tout le monde travaillait ensemble, et beaucoup de gens essayaient améliorer le lieu, même si d’autres gens cherchaient à faire capoter cela, et finalement le modèle n’a pas fonctionné. Le lieu existe toujours mais tout sur quoi j’avais travaillé a un peu volé en éclats parce que les salariés ont été remerciés. Il y a eu un gros problème de transition, car ce n’était pas un foyer mais bien un lieu de transition. Donc tout mon travail est tombé à l’eau et j’ai fait une grande pause. Là j’ai envie de reprendre mon projet avec un axe plus large. Il y a aussi des personnes que j’ai interviewées longuement et qui n’ont plus voulu faire partie du projet, et j’ai parfois fait 40 pages de BD sur eux. Donc là je reprends mais en étant plus large et pas uniquement centrée sur un lieu mais sur plusieurs pour avoir une approche plus globale du sujet.

Finalement vous faites un travail journalistique…

Tout à fait. Certaines parties de l’enquête, je vais les faire seule. Mais j’ai aussi demandé à plusieurs journalistes marseillais de m’accompagner le temps d’une enquête. J’ai également contacté des sociologues. Je pense vraiment que plus je serai accompagnée par des experts sur ce travail, plus le projet sera riche. C’était pareil pour la jungle de Calais. Seule, je n’aurais jamais pu faire quelque chose de cette qualité. Le professionnalisme, l’intelligence de Yasmine Bouagga ont su orienter le récit. Là l’idée est aussi de me faire accompagner à tout moment et de ne pas être trop seule.

« Le jour où quelqu’un ne peut plus rire, c’est un peu la fin »

Mais le fil conducteur restera l’humour…

Le ton ne sera pas lourd. Mon idée c’est aussi que ce soit drôle. Dans HP, les infirmiers rigolaient beaucoup, et je pense que c’est toujours le cas. Ils sont obligés de toute manière parce qu’à un moment le rire, c’est aussi un pansement, une façon de supporter le réel. J’avais lu des témoignages de personnes qui avaient survécu aux camps de la mort et qui disaient qu’ils avaient vachement ri. Le jour où quelqu’un ne peut plus rire, c’est un peu la fin. Quelque part, le rire est le dernier rempart avant le désespoir. Le sujet sur la folie, là, j’en parle de façon sérieuse mais c’est pas pour autant qu’il va être traité de manière austère. L’idée c’est justement que ce soit vivant. Ce sera d’ailleurs publié d’abord sur les réseaux sociaux. J’aime beaucoup l’idée de la pré-publication et je suis pour proposer des livres que je vais vendre par la suite en lecture gratuite. Certaines personnes aiment avoir le livre, l’intégrale papier et je joue là-dessus. J’aime bien l’idée du feuilleton qu’on suit. Ce sera plus une aventure qu’un drame, bien qu’évidemment il y ait des parcours de vie dramatiques de personnes qui sont rarement crues, écoutées et prises au sérieux. Une personne atteinte de problèmes de santé mentale a sept fois plus de chances de subir de la maltraitance. Or, les gens pensent en général que le malade est une personne dangereuse, alors qu’elle est bien plus dangereuse pour elle-même que pour les autres, et surtout elle est beaucoup plus victime d’abus qu’actrice d’abus. En effet, les agressions commises par ceux que les médias aiment appeler « les déséquilibrés » sont très rares. Les auteurs d’agressions sont rarement étiquetés schizophrènes ou bipolaires, et commettent pourtant des choses horribles. Donc c’est un peu aussi pour remettre les choses à leur place. Alors oui ce sont des personnes qui font peur dans la rue parce qu’elles hurlent toutes seules, mais ce n’est pas pour autant qu’elles risquent de vous mettre un pain. Par contre il y a beaucoup plus de chances qu’elles s’en prennent un. Dans mon livre, la parole va être beaucoup donnée à ces gens-là, alors que dans mes livres précédents, il s’agissait vraiment de la parole infirmière. Là ça va vraiment être la parole des gens. Mais ça prend du temps parce qu’il faut gagner leur confiance. Je vais plutôt partir de mes rencontres que j’ai faites dans ce lieu de répit pour m’aider à débuter.

Donc tous vos albums marseillais parlent toujours de folie !

Oui mais c’est pas forcément incohérent, parce que la ville est un petit peu fofolle.

La période actuelle nous rend-elle tous un peu fous ?

Bien sûr. Après, je ne suis ni psychologue, ni psychiatre, mais je le vis comme on le vit tous, et c’est une période compliquée. Pour ma part, elle a quand même fait émerger un truc de créativité. Ce n’est pas pour rien que je monte la Maison exemplaire maintenant. Comme on a eu beaucoup de temps enfermé, les réseaux sociaux et la technologie ont pris énormément de place et ça a aussi rendu possible plein d’innovations. Le contexte actuel a aussi joué et c’est pour ne pas sombrer dans la dépression, qui se résume par l’incapacité d’agir sur les choses. Créer quelque chose pour essayer de sortir d’un état dépressif, c’est tout sauf la dépression. Ça a été finalement une réaction à cet état de dépression généralisé que de dire « là je vais agir sur mon environnement, je vais proposer autre chose ». Ça a été un mécanisme de survie quelque part.

On résume l’émission. Lisa Mandel candidate à la présidence de la République. Il y a déjà vos affiches gare St-Charles – et là je suis sérieux – vous y êtes exposée.

Tout à fait, juste derrière le Mac Do.

Et vous êtes sélectionnée au festival d’Angoulême aussi.

Oui avec huit autres auteurs pour « Le Fauve du meilleur album », le prix France Télévision.

Vous avez été jurée au festival. C’est important ? Ça met une certaine pression ?

Même s’il y a quelques soucis actuellement avec la précarisation des auteurs qui font naître des appels au boycott, Angoulême reste le festival de Cannes des auteurs de BD, donc évidemment que c’est pour moi extrêmement précieux d’avoir été sélectionnée. Je crois beaucoup dans le sérieux de l’institution, et c’est une reconnaissance que je trouve extrêmement importante. Après il y a plein de problèmes, mais qui sont liés aux organismes en général.

Propos recueillis par Michel Gairaud et mis en forme par Maëva Fassino