Grande Tchatche, avec Alain Damasio. Des Furtifs à la politique...

juin 2020 | PAR Michel Gairaud, Rafi Hamal, Soizic Pineau
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Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Après La Horde du Contrevent, l'écrivain de science fiction revient en force avec Les Furtifs, nous plongeant en 2040 dans une Provence dystopique privatisée sous le contrôle technologique du digital-libéralisme. Mais, furtivement, l'alternative s'organise, d'ilots de résistance en guérillas festives... Grande tchatche avec Alain Damasio sur la politique, Marseille, la Provence, les Gilets jaunes, les mouvements sociaux, le vote, la résignation, les alternatives... Sans oublier le "technococon", le "Zoo punk", "l'éloge de la vitalité" et bien d'autres choses !

le Ravi : La politique est la matrice de votre écriture, pourquoi ?

Alain Damasio : « À 22 ans, après une grande école de commerce dans laquelle j’ai vécu le choc de la reproduction sociale, j’étais dans une impasse politique. Venant d’ailleurs, je me sentais extrêmement mal : pourquoi avoir fait toutes ces études pour qu’on m’apprenne à maximiser le profit d’entreprises ? Toute cette intelligence sélectionnée pour en arriver là, je trouvais ça obscène. On éduque des générations pour ouvrir ce monde, pas pour l’enfermer. Je n’arrivais pas à libérer ce mal-être en militant, je me suis donc décidé à faire un livre. »

Comment présenter Les Furtifs ?

« C’est l’histoire d’un couple en 2040, en France, dans des villes entièrement privatisées. Leur fille disparaît bizarrement, et le père est convaincu qu’elle est partie avec ces êtres étranges qu’on appelle les furtifs, qu’il va chasser pour essayer de la retrouver. C’est une charge dystopique contre l’ultra-libéralisme. »

Mais c’est quoi un furtif ?

« C’est l’envers du contrôle : un être intraçable, qu’on peut entendre mais pas voir, dont l’ADN n’est pas prélevable. C’est une métaphore de ce vers quoi l’être humain devrait tendre. J’aime beaucoup la phrase de Novarina : « Allez annoncer partout que l’homme n’a pas encore été capturé ! ». Même si j’ai l’impression qu’il est en voie de capture. Je voulais aussi travailler sur le vivant, les idées de métamorphoses, de composition permanente avec l’environnement. »

Vous décrivez un digital-libéralisme cauchemardesque…

« On avance dans l’hyper-technologie, que j’appelle le « techno-cocon » : un cocon qui nous protège, dans lequel on accède au monde entier de façon filtrée, fluidifiée. Au nom de ce confort, nous acceptons que nos données soient collectées et optimisées contre nous. »

Un monde dans lequel c’est l’enfer de ne pas être connecté ?

« C’est l’enfer, et je l’expérimente tous les jours : je n’ai pas de téléphone portable. Dans notre monde, rester libre demande un effort. La simplicité, c’est d’avoir un smartphone, des applications, d’accepter que vos données soient utilisées, de ne pas crypter ses navigations… La liberté est en option. »

Quel est votre rapport à la technologie ?

« Je suis techno-critique, en essayant de faire une analyse vigilante du phénomène. Je jubile de l’accès extraordinaire que ça donne à la culture, avec des films, musiques, livres, informations illimités. Mais du point de vue auto-aliénation, on atteint des sommets. C’est un pouvoir, subtil, sournois, qui joue sur les facilités humaines, la loi du moindre effort qu’on a tous en nous. »

Et le trans-humanisme ?

« D’un point de vue croissance des inégalités, c’est grave et dangereux. Cette évolution ne profiterait qu’à une infime proportion des gens. Le trans-humanisme considère l’homme normal comme handicapé. Il lui manque quelque chose et il faut l’augmenter. On est pourtant très loin de déployer toutes nos facultés. Rendons-nous compte que l’être humain est une machine fantastique, qui n’a pas besoin d’être augmentée. »

Que raconte Les Furtifs de la Provence, loin des clichés pagnolesques ?

« Je suis né à Lyon, j’ai beaucoup vécu dans le Vercors, maintenant à Marseille. Ce sont des lieux où je me sens bien, où je trouve l’énergie pour écrire en immersion totale. Il y a une utilisation spécifique de Marseille. Je parle dans le roman du projet Euro-Méditerranée, et de celui de skyline qui est une absolue aberration urbanistique. La tour Méditerranée de Jean Nouvel est une horreur, ringarde du point de vue esthétique, non corrélée à l’environnement urbain proche, une boucherie. Je la fais s’écrouler dans le livre. Ça fait du bien ! »

Pourquoi avoir choisi Porquerolles comme scène d’une hallucinante guérilla maritime zadiste ?

« C’est un lieu paradisiaque mais surtout l’archétype d’une île préemptée par la richesse, quasiment privatisée, qu’il faudrait redonner aux gens. Pourquoi un endroit aussi beau est-il dévolu à une certaine classe sociale ? Cela me plaisait, de façon complètement contre intuitive, d’installer une Zad là-bas. »

Vous situez aussi un îlot de résistance sur le delta du Rhône, non loin de Port-Saint-Louis…

« L’endroit est tellement fort, à la fois un espace naturel très beau, avec les plages, les marais salants, et un lieu ultra industrialisé avec les terminaux chimiques et pétroliers, leurs torchères comme des fusées sur un pas de tir. Cela me plaisait aussi d’être à l’envers en posant une île balinaise là-bas, une île à la Thomas More une fois encore, car dans un espace plus circonscrit tu peux tenter de développer une utopie… »

Et le Verdon de devenir un précieux maquis…

« L’urbain est un espace test du contrôle. C’est là qu’on a développé les mécanismes de captation avec les mobiliers urbains preneurs de traces. C’est l’idée des smart-city : pas d’améliorer nos vies, mais de capter nos données. Alors qu’à la campagne, on retrouve une certaine liberté : pas de caméras, de censeurs, mais des espaces moins quadrillés où l’on retrouve un peu de liberté. »

Et puis il y a Orange, ville rachetée par la marque du même nom !

« Orange c’est un fruit, ma couleur préférée, et avec des milliards, le capitalisme peut en faire une marque en préemptant le langage. Dans le roman, où les villes sont privatisées selon le naming, je me suis dit qu’ils sont tellement mesquins, qu’ils ne se fatiguent même pas en rachetant la ville déjà nommée Orange pour faire l’économie de la marque. »

Comment expliquez-vous le succès des Furtifs ?

« Je suis surpris, ça n’est pas un livre facile, avec six personnages, six styles différents, du travail typographique… C’est un livre qui m’a pris quinze ans, dont trois ans d’écriture à temps plein. C’est dense, chargé, on me le reproche parfois. Mais j’avais envie de livrer une brique qui, si on prend la peine de rentrer dedans, nous nourrit. »

Vous signez une nouvelle sur les Gilets Jaunes dans Pour un nouvel ordre social, aux éditions du Diable Vauvert…

« Je terminai Les Furtifs au moment où les Gilets Jaunes ont émergé, et ça convergeait avec le côté insurrectionnel du livre. Ça m’a alimenté, d’où l’émeute à Marseille à la fin du roman. Les Gilets Jaunes ont été pour moi une vraie surprise : j’avais impression que le rouleau compresseur libéral Macroniste n’aurait aucune résistance. Et d’un coup, émerge une catégorie de gens qu’on n’avait jamais vu dans les manifs ! »

Mais sur les ronds-points d’Orange, il y avait aussi des fachos…

« On n’est pas des blocs monolithiques. Quelqu’un qui dit une phrase raciste ne se définit pas intégralement par son racisme. Les Gilets Jaunes sont géniaux : ces gens qui n’avaient pas le même bord politique se sont retrouvés sur les ronds-points et découvert qu’ils ont plus de choses à partager qu’ils ne le pensaient. Alors qu’ils se seraient écharpés sur les réseaux sociaux… »

Facebook a pourtant joué un rôle clef…

« Facebook a été un amplificateur : le libéralisme a atomisé notre société, chacun consomme dans son coin, et essaye de tirer son épingle du jeu. Les réseaux sociaux ont fait prendre conscience aux gens qu’ils vivaient une expérience commune. Mais il y a eu des lieux de convergence concrets. Si c’était resté sur internet, on ne parlerait pas de gilets jaunes. »

Pour vous, la littérature doit ouvrir le champ des possibles…

« La masse critique de gauche, constamment en train de montrer à quel point l’ultra-libéralisme est horrible, reste dans le ressentiment, dans l’ombre du système, prisonnière des affects négatifs qu’il génère. En rester là fait de très bonnes dystopies. Mais on ne donne pas de solutions aux gens pour s’en sortir. Comment lutter, proposer une alternative ? Il y a des milliards de choses en ce moment : les Zd, Nuit Debout, les blacks blocs. En tant qu’écrivain, c’est mon rôle de montrer ça. »

La violence serait parfois légitime ?

« Les luttes réussies ont toujours articulé violence et non-violence, de Gandhi à Mandela. Comment ne faire que de la désobéissance civile, douce et tranquille, alors qu’en face, l’appareil répressif n’a jamais été aussi fort ? En six mois, il y a eu plus de blessés par la police qu’en vingt ans auparavant. De plus, la colère est un affect extrêmement sain et précieux. À force de subir de la violence systémique en permanence, il faut qu’elle soit restituée. »

Vous dites que « le vote est le plus bas niveau de l’engagement politique » mais vous votez !

« Pourquoi ne pas le faire si ça a un minimum de poids ? Votons, mais sans illusion. Le vrai acte politique c’est de descendre dans la rue, d’occuper des lieux, d’être dans des associations de migrants. Le vote est le plus bas niveau de l’engagement, mais ne doit pas être exclu. »

Marseille « auto-gouvernée » en 2040, est-ce vraiment de la science-fiction ?

« Ce qui est sidérant quand on arrive de l’extérieur, c’est le système de clientélisme et ses logiques mafieuses. Cette culture est tellement imprimée que Marseille ne s’en sort pas. Il faut que les citoyens s’en emparent en mettant les mains dans le cambouis de leurs quartiers, en participant à la vie associative : ça demande du temps et de l’implication. Partout, on ne renversera pas le capitalisme comme on a renversé la monarchie. Il faut travailler îlot par îlot, étape par étape, faire un archipel, puis un continent de luttes. »

Propos recueillis par Michel Gairaud, Rafi Hamal et mis en forme par Soizic Pineau