Prendre le bateau avec Abigaël

octobre 2019 | PAR Samantha Rouchard

Les jeunes sont rassemblés en demi-cercle autour de Magali Galizzi, de la Ligue de l’enseignement 13 et de Mathilde Lasnon, en service civique. Ils vont devoir réfléchir en groupes mixtes à la notion d’échelle de valeurs, qui est différente selon son histoire personnelle et collective. Pour ce faire, Mathilde commence par leur lire l’histoire d’Abigaël… « Abigaël aime Tom qui vit de l’autre côté de la rivière. Une crue a détruit tous les ponts et n’a épargné qu’un seul bateau. Abigaël demande à Sinbad, le propriétaire du bateau, de la faire traverser. Sinbad accepte à condition qu’Abigaël se donne d’abord à lui. Ne sachant que faire, elle court demander conseil à sa mère qui lui répond qu’elle ne veut pas se mêler des affaires de sa fille. Désespérée, Abigaël cède à Sinbad, qui lui fait ensuite traverser la rivière. Abigaël court retrouver Tom, le serre joyeusement dans ses bras et lui raconte tout ce qui s’est passé. Tom la repousse sans ménagements et Abigaël s’enfuit. Pas très loin de chez Tom, elle rencontre John, le meilleur ami de Tom. Elle lui raconte toute l’histoire. John gifle son meilleur ami et part avec Abigaël… »

Chacun doit classer les personnages du pire au meilleur par rapport à sa propre échelle de valeurs, justifier son choix, en débattre avec les autres et parvenir à un consensus final. Afin que les jeunes comprennent bien l’enjeu, l’un des animateurs se lance dans une adaptation un peu plus imagée : « Alors, Abigaël elle veut aller voir son gadjo, mais y’a eu un ras de marée. Du coup, il reste plus qu’un bateau. Sinbad lui dit : « Ok j’te fais traverser mais en échange j’te tamponne ». Abigaël se confie à sa mère qui l’envoie balader. Abigaël finit par se faire tamponner. Elle raconte son histoire à son gadjo qui lui dit : « casse-toi ». Elle explique tout à John, le meilleur pote, qui s’en va mettre un taqué à Tom, pour après repartir avec Abigaël. C’est bon là, tout le monde a compris ? »

Le sujet passionne en tout cas, ça fuse dans tous les sens. « Ben c’est Sinbad, le pire, parce que c’est un violeur, il est malsain », lance Sabrina. « Ben non, c’est Abigaël, elle n’avait qu’à pas accepter », rétorque Imen. « Sinbad, c’est un crasseux. Il ne lui a pas laissé le choix, il a joué sur ses sentiments », souligne Elyes. « Mais non, Sinbad il avait juste les crocs », lance un autre garçon. « Pour moi c’est la mère la plus mauvaise, parce qu’elle n’a pas écouté sa fille », justifie un ado. « Arrêtez, c’est John le pire, il a piqué la gadji de son collègue, dans le quartier ça s’fait pas ! », insiste un autre. Au classement : la mère est celle qui a le moins bien agi et Tom est la victime. Pour Elyes, c’est plutôt Abigaël, la victime « parce qu’elle a agi par amour et que l’amour dépasse la logique ». Il assure qu’à la place de Tom, il serait allé « péter la gueule à Sinbad ».

Mathilde arrive avec son groupe. La féministe qui est en elle se désespère. Ses jeunes ont désigné Abigaël comme la pire, « parce qu’elle a trompé son mec » et trouvent que le comportement de Sinbad est moins grave que celui de John « qui a quand même trahi son pote ». Mathilde a envie de pleurer. Tous les groupes doivent arriver à un consensus. A aucun moment Sinbad ne sera désigné comme le plus mauvais, ni Abigaël comme la victime. Les ateliers qui suivront sur l’égalité hommes-femmes permettront de développer la question du consentement. Mais aujourd’hui on était là pour débattre. Magali Galizzi conclut l’atelier : « Le but de l’exercice c’était de comprendre comment notre façon de penser peut être différente de celle des autres et comment notre positionnement peut évoluer ou pas au contact des idées des autres. » Et de souligner : « C’est ce que l’on appelle le débat démocratique. »