Grande Tchatche avec Rachid Zerrouki : « L’échec n’est pas une fatalité ! »

mars 2021 | PAR Maëva Fassino, Michel Gairaud
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Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Rachid Zerrouki, alias "Rachid l'instit" sur Twitter, est prof en Segpa. Il témoigne dans un beau livre, Les Incasables, de son engagement auprès de ceux qui échouent à l'école. Entretien fleuve avec un passionné...

Pour les 66 000 abonnés qui le suivent sur Twitter, Rachid Zerrouki c’est d’abord « Rachid l’Instit ». Sur son compte : des gazouillis bien sentis, des punchlines, des clins d’œil, mais jamais rien de trash ! Il y cause, sans pédantisme, de pédagogie, d’échec scolaire, d’éducation. Il y témoigne, souvent avec humour, de son engagement professionnel : celui d’un jeune professeur à Marseille en Segpa, une classe qui accueille les collégiens en rupture avec le cursus classique.

Et il publie maintenant, à 28 ans, chez Robert Laffont, Les Incasables. C’est un essai incarné qui retrace à la fois son parcours et celui des élèves auxquels il s’est juré de redonner un peu ce que l’école lui a offert.

Il est né en 92 à Fès, d’un père et d’une mère marocains. Enfant, il découvre que, grâce à un arrière grand-père algérien, il est français de naissance. Le voilà propulsé, toujours à Fès, dans une école française. Il est confronté à une nouvelle langue et à des gosses de riches bien différents de ceux du quartier populaire où il apprenait, en arabe, l’histoire et la religion du Maroc.

L’autre grande rupture c’est, à 14 ans, son départ en famille vers la France. Il vivait alors dans un HLM de Cavaillon, dans un de ces quartiers où la République relègue les plus pauvres. L’école est sa boussole. Il aime y apprendre : elle sera pour lui toujours synonyme de réussite. Ce dont il refuse pourtant de tirer la moindre gloire. Car même avec ses origines sociales modestes, boursier échelon 7, il a pu compter sur un fort héritage culturel : celui de parents instruits, aimants et aidants.

Diplômé, il débute à  23 ans à Marseille. Et fait le choix, un peu par conviction, un peu par pragmatisme, de postuler en Segpa. Il est nommé dans un collège aux Caillols, dans l’Est marseillais, avec des élèves habitant pour beaucoup à la cité Air Bel. Et le voici face à des 6ème très différents des clichés qui collent à la peau de ceux qui échouent à l’école. Mais ils sont bel et bien confrontés à d’immenses difficultés qui percutent ses certitudes, ses théories, sa pratique pédagogique.

Aujourd’hui, il enseigne à Saint-Barnabé, au collège Darius-Milhaud, toujours en Segpa et dans l’Est marseillais. Mais l’histoire de Selma, Chaïma, Damien, Kaïs, Nour et les autres, celle de ses premières petites batailles quotidiennes pour une école publique bienveillante et inclusive, l’a marqué. Grâce à son livre, cette histoire est désormais aussi un peu la nôtre.

Michel Gairaud

le Ravi : Votre livre est à la fois une réflexion sur votre pratique professionnelle et un témoignage sur votre parcours. Pourquoi refuser qu’on fasse de vous un symbole de la réussite scolaire, de la méritocratie à la française ?

Rachid Zerrouki : Le fait que je parte toujours de mon expérience personnelle, c’est quelque chose qui s’est imposé au fil de l’écriture. Le livre avait commencé à la troisième personne, de façon désincarnée car j’étais mal à l’aise avec l’idée de me mettre en avant. Mais je me suis aperçu qu’il manquait quelque chose. La maison d’édition m’a suggéré que le livre soit plus incarné, que j’y sois engagé. Je l’ai fait un peu en me forçant. Mais ça apportait beaucoup de rester terre-à-terre, de partir de mes propres expériences pour aller vers la théorie, pour questionner ce qui s’écrit dans les sciences de l’éducation, dans la pédagogie par rapport à ce que je vivais quotidiennement. C’était partir du réel pour interroger la théorie, et toujours revenir sur le réel car c’est ce qui m’intéresse le plus. Ce que j’ai modestement à apporter au débat public sur l’école, sur les questions de pédagogie, de didactique, c’est vraiment mon expérience de terrain. C’est vrai que je parle aussi de ma vie, de mon enfance au Maroc, de mes premiers pas à l’école de la République… Et effectivement mon objectif est de ne pas être érigé en symbole de la méritocratie parce que j’estime avoir répondu au strict minimum de ce que je pouvais faire. Je suis enseignant et mon père l’était donc je suis dans la reproduction sociale dans ce qu’elle a de moins étonnant. Mon livre n’est pas celui d’un « transclasse », celui de quelqu’un qui veut partager l’histoire de sa réussite. J’ai beaucoup de respect pour ceux qui ont emprunté l’escalier social et c’est pour ça que je voulais dire que je n’en fais pas partie.

« Je ne veux pas être érigé en symbole de la méritocratie »

« Qui veut peut », c’est un cliché ?

Absolument. La sociologie de l’éducation le démontre clairement. Les élèves que j’ai devant moi sont pour la très grande majorité des enfants d’ouvriers, de chômeurs.

A propos de votre expérience de l’école marocaine, vous écrivez « l’institution scolaire ne maltraitait que ceux qui avaient le plus besoin d’elle ». Le même reproche vaut pour l’école de la République française ?

Il y a beaucoup de points communs entre l’institution marocaine et française. Quand je parle de maltraitance envers ceux qui ont le plus besoin d’elle, c’est bien au sujet de l’école universelle. Après, ce sont des formes de maltraitance différentes. Je parle des violences physiques que j’ai observées avec le souvenir d’un camarade et ami qui se faisait littéralement tabasser par le directeur de mon école primaire parce qu’il n’avait pas apporté les protège-cahiers demandés par la maîtresse. Ça se faisait dans le hall de l’école assez régulièrement pour que ça résonne et que ça fasse peur à tout le monde.

C’était dans les années 1990, c’est donc une histoire récente.

Je suis né en 1992 donc pour moi l’école a commencé en 1994-1995. C’était à l’école Al-Massar dans mon quartier à Fès. Et c’est ça le souvenir que j’en garde aujourd’hui, bien que j’y ai appris des choses très importantes comme lire des poèmes, la grammaire, l’arabe, le français – le matin c’était en arabe, l’après-midi en français. Et pourtant le souvenir le plus prégnant c’est celui de cette violence qui efface tout sur son passage.

Vous enseignez en Segpa, comme vous le racontez dans Les Incasables. C’est une classe pour ceux qui ne sont pas dans le cursus classique. Comment présenter cette filière ?

La Segpa c’est la Section d’enseignement général et professionnel adapté. Très concrètement, ce sont des élèves qui sont orientés vers cette section professionnalisante à partir de la classe de CM2. Donc en CM1/CM2, on commence à repérer les élèves qui sont en grande difficulté scolaire et on rédige un dossier pour dire que ces élèves-là doivent avoir une scolarité adaptée. Ça implique des classes à effectifs réduits, des objectifs personnalisés, une scolarité beaucoup plus courte, même si ça ce n’est pas dit clairement. Le but de la Segpa c’est d’avoir le brevet professionnel pour ensuite aller dans un CAP, continuer ses études deux ans et puis généralement à 18 ans, c’est terminé. Donc la Segpa ce sont des élèves destinés à des études très courtes et qui suivent pour ça une scolarité adaptée.

« Tu as pensé à prendre ton gilet pare-balles ? »

Vous avez choisi cette classe en début de carrière moitié par conviction, moitié par pragmatisme. Pourquoi imaginiez-vous vous y retrouver face à des élèves violents ?

C’est une représentation que j’ai construite en dialoguant avec mes collègues, mes amis. Mon but à ce moment-là, c’était d’avoir mon concours et ma classe. Je voulais des cycles 3 – les CM1, les CM2 – parce qu’on pouvait aller dans les choses un peu plus en profondeur qu’avec les CE1/CE2. J’imaginais cette classe dans un établissement d’un quartier populaire pour rester en accord avec mes convictions, parce que j’estime que c’est dans ces terrains-là que j’ai des choses à apporter. Quand vous débutez dans l’Éducation nationale en tant qu’enseignant, après avoir tout juste obtenu le CRPE (Concours de recrutement des professeurs des écoles), vous n’avez finalement pas tellement le choix. Vous pouvez aller dans une école primaire à mi-temps, voire à quart-temps, certains changent d’école du lundi au mardi, et vont dans une troisième le jeudi et le vendredi, et ça change de semaine en semaine. L’autre option c’est de faire des années en tant que « brigade », c’est-à-dire en tant que remplaçant et vous n’avez pas du tout votre classe à vous. Vous pouvez faire un remplacement d’un jour, un autre de trois mois… Et ça se fait au jour le jour. Je voulais absolument éviter ça. J’aime la stabilité, je suis assez vieux dans ma tête ! Je cherchais vraiment à avoir mon lieu de travail où je vais tous les jours. Ce qui s’offrait à moi comme possibilité, c’était cette classe, la Segpa. J’avais regardé sur les statistiques des syndicats et ce sont des postes qui partent à un point. C’est-à-dire qu’en étant débutant, on peut demander une classe de Segpa et l’obtenir. Ou alors ce sont des classes qui ne partent pas : le jour de la rentrée, on peut appeler le collègue qui n’a pas eu de poste et lui dire qu’il est affecté ici. J’avoue que je ne connaissais pas la Segpa, on ne m’en avait pas parlé pendant la formation. Je me suis renseigné un peu sur Internet, et c’est là où j’ai construit cette vision de la Segpa, c’est-à-dire des jeunes en grande difficulté scolaire certes, mais surtout des jeunes violents. On m’a demandé en plaisantant : « Est-ce que tu as pensé à prendre ton gilet pare-balles avant d’aller là-bas ? », « Ce sont des gros durs, est-ce que tu es sûr d’avoir les épaules ? »…

La série Segpa véhicule ces clichés sur YouTube.

Cette série, pour vous la résumer et ainsi éviter de leur faire des vues – car je n’en suis pas très partisan – est bourrée de clichés. Alors bien que ce soit pas mal intentionné et que le but soit de faire rire les spectateurs, cela porte préjudice à mes élèves. Je considère en tout cas que c’est blessant, et que ça a des conséquences. Dans cette série, on voit des jeunes dépeints comme des abrutis, avec un professeur autoritaire qui les prend par le col pour leur gueuler dessus parce qu’ils ne comprennent que les coups et la violence. Mais ce n’est pas du tout ça, c’est très loin de la réalité. Certes, c’est de l’humour, je comprends bien – après ça rejoint le débat « peut-on rire de tout ? » –, mais ce que je vois c’est le fait que mes élèves souffrent de cette représentation qui est véhiculée sur eux. Ils ne sont pas ces jeunes violents et bêtes. Ce sont d’abord des jeunes en difficulté scolaire.

Vous soulignez à l’inverse que ce qui les caractérise avant tout c’est la fragilité.

Le premier jour où je suis arrivé en Segpa, mes élèves ne se rangeaient pas là où ils devaient se ranger. Et très vite, j’ai compris que ce n’était pas pour gratter quelques minutes de récréation, mais vraiment parce qu’ils voulaient se soustraire au regard des autres, ils ne voulaient pas assumer le fait d’être en Segpa. Un élève qui est orienté en Segpa, ça devient un « Segpa », comme une sorte d’identité. Et c’est une identité qu’ils traînent partout, même quand ils sortent du collège. C’est « Enzo le Segpa ». Cette étiquette-là, elle peut faire mal : je peux le voir parce que j’ai des classes sur plusieurs années – je peux les suivre de la sixième jusqu’à la troisième –, et je vois l’évolution psychologique, comment ils vivent les choses. Je remarque que tout ça peut avoir des conséquences néfastes. Ce n’est pas rare qu’en classe on me demande : « Pourquoi on se moque de nous ? » Je mesure les conséquences directes de ces clichés qu’on véhicule sur la Segpa.

« Pourquoi on se moque de nous ? »

Les statistiques ne sont pas très réjouissantes vis-à-vis de l’avenir scolaire et professionnel des jeunes en Segpa. Pourquoi refusez-vous avec force d’y voir une fatalité ?

Non, ce n’est pas une fatalité. En tant que professeur, on a une marge de manœuvre, qui est ce qu’elle est, qui n’est pas énorme. Ce n’est pas un métier où l’on peut tout faire et où on a la mainmise sur chaque élève. Mais des ouvrages de sociologie montrent qu’une rencontre positive peut tout changer pour certaines destinées. La question que je me pose, c’est : « faut-il dire les règles du jeu ? Faut-il étaler, dès le collège à ces jeunes, ces statistiques désastreuses, qui le sont encore plus en Segpa ? ». J’ai des élèves qui arrivent en sixième en souhaitant devenir avocat ou médecin par exemple. Et à ce moment-là, on se demande si on doit leur dire que leurs chances sont extrêmement minces, que ça relève du miracle, de l’accident sociologique qu’un élève inscrit en Segpa devienne avocat ou médecin. Ça arrive, mais est-ce qu’on leur dit que c’est pratiquement déjà joué ? Je suis d’avis que non, parce que je ne suis pas capable de dire à un élève de sixième quelles sont ses chances de réussite, quels sont les systèmes de domination qui s’exercent sur lui. C’est un dilemme et il n’y a pas de réponse juste ou fausse, mais je préfère laisser les rêves parfois mourir à petit feu plutôt que de les tuer moi-même brutalement dès la classe de sixième. C’est moins pire, pas meilleur certes, mais c’est moins pire. C’est ma façon de faire en tout cas, avec les élèves que je ne juge pas assez solides pour encaisser les statistiques liées aux inégalités sociales.

Partisan d’une pédagogie ouverte, non-autoritaire, vous reconnaissez toutefois qu’il y a souvent un écart entre la théorie et la pratique…

Je suis toujours pour une pédagogie qui évite l’autoritarisme et qui met l’élève au centre de son apprentissage. Ce sont des théories qui me plaisent beaucoup, ce sont celles de Célestin Freinet bien sûr, de Paulo Freire également avec sa « pédagogie des opprimés » qui est incroyablement inspirante. C’est aussi ce qu’a développé Maria Montessori – même si ce n’est pas quelqu’un que je prends comme exemple étant donné son parcours politique, je préfère me référer à Freinet ou Freire. Tout ça, ce sont des idées qui m’inspirent. La pédagogie idéale c’est celle qui met l’élève au centre de son apprentissage et celle qui lui donne les clefs pour construire son propre chemin, pour créer sa propre vérité, pour développer son esprit critique et lui permettre ensuite de trouver sa place en tant que citoyen, mais aussi politiquement, c’est quelque chose de très important pour moi. C’est très lié à l’école, c’est fondamental.

Cette pédagogie de l’élève au centre de l’apprentissage est beaucoup remise en cause, notamment par Jean-Michel Blanquer, l’actuel ministre de l’Éducation nationale…

Tout à fait. Actuellement, certains adeptes de la pédagogie Freinet sont remis en question systématiquement. Pour ma part, ce sont des idées qui me plaisent beaucoup et que j’ai vraiment essayé de mettre en place dès le début. L’autonomie, c’est quelque chose qui m’est très cher. J’avais fait mon concours sur une séquence pédagogique, basée sur le raisonnement scientifique, que j’ai créée, qui traite des volcans. Il s’agissait vraiment de créer son propre apprentissage, donc l’idée était vraiment de mettre l’élève face à une situation, un problème, de lui dire : « Un volcan est né quelque part en Équateur. À toi d’essayer de comprendre comment ça se produit, comment se crée un col volcanique, comment se produit une éruption etc. » Je mets à la disposition des élèves des documents pour les aider à formuler des hypothèses, puis des protocoles d’expérimentations pour vérifier ces hypothèses. C’est quelque chose qui a bien fonctionné au départ, parce qu’en tant que stagiaire, j’étais à l’école des Chartreux à Marseille. C’est une école qui est assez mixte socialement. J’avais des élèves « favorisés » donc ça fonctionnait très bien. Il me suffisait de leur demander ce qu’ils voulaient savoir sur les volcans et les questions pleuvaient !

« L’autonomie s’apprend »

Ce sont ces élèves que vous appelez les « pépites », les « éponges » ?

Oui exactement. Ce sont des élèves avec qui je prends énormément de plaisir parce que quoi qu’on fasse – de la conjugaison, de la grammaire… –  ils répondent toujours présents. Ça a son côté positif de travailler avec ces élèves-là, moi j’adore. Et puis arrivé en Segpa, j’ai essayé de mettre en place la même séquence pédagogique, vraiment à l’identique – j’avais beaucoup travaillé dessus, c’était ma séquence de concours. Le but d’une séquence comme celle-ci, c’est que les élèves se créent leur propre questionnement et y répondent eux-mêmes. Mon rôle est celui d’un guide, d’un animateur, d’un créateur de chemin, mais de façon discrète. Donc je leur pose la question : « Qu’est-ce que vous voulez savoir sur les volcans ? » Et là, rien ne ressort. Ils ne veulent rien savoir des volcans, aucun doigt ne se lève. C’était honnête de leur part, mais à partir de là, on est obligé de remettre en question certaines convictions pédagogiques. Mettre en place une pédagogie Freinet, ça veut dire mettre l’élève en situation d’apprentissage, lui donner les clefs. Mais s’il n’a pas envie de conduire, s’il n’a pas envie d’avancer, que fait-on ? Soit on abandonne, soit on essaie de l’accompagner sur le chemin, de renier un peu ses convictions pédagogiques, d’avoir un peu plus de cours « transmissifs » où on parle et l’autre écoute. Ce n’est pas ma pédagogie de prédilection mais j’ai été poussé à remettre en question certaines de mes convictions pédagogiques. Aujourd’hui je pense que l’autonomie, c’est ce qu’on doit viser, c’est quelque chose qu’on doit cultiver, mais ce n’est pas inné, ça reste à développer chez les élèves. Comme le dit Bernard Lahire : « La pédagogie de l’autonomie est un luxe. » Un luxe qu’on peut se permettre avec certains élèves qui ont déjà des dispositions à avancer, à s’épanouir dans ce type de pédagogie. Mais on ne peut pas se le permettre avec des élèves qui ne sont pas autonomes, auxquels on n’a pas encore appris à l’être, auxquels on n’a pas encore transmis ces dispositions.

Quel est le bon endroit pour mettre le curseur concernant l’autorité ?

Oui, c’est vraiment une question de curseur. Je suis arrivé avec la volonté tellement grande de m’extraire de l’autoritarisme que j’ai bien observé quand j’étais moi-même écolier – nous en avons parlé au début de l’émission – que finalement j’ai rompu avec l’autorité. J’arrive face à cette élève qui cherche à toujours se confronter au cadre, à tester les limites du professeur. Elle s’appelle « Sarah la star » dans le livre, façon dont elle s’est présentée à moi la première, chose que je respecte. Elle est rentrée, s’est assise et elle a mis son pied sur la chaise d’à côté. À ce moment-là, je me suis demandé si je la laissais tranquille pour montrer que je me concentrais sur son apprentissage, qu’après tout, elle apprenait comme elle le souhaitait et puisque la chaise était inoccupée, ça ne me posait pas de problème. Je voulais me montrer bienveillant. Ou alors, est-ce que je devais rompre ce lien de confiance ? C’est ce que je pensais faire en lui disant d’enlever le pied. Et ma première réponse à cela, ça a été de la laisser tranquille. Mon idée, c’était : « Pourvu que les élèves travaillent ! ». Et pour cela, j’étais prêt à sacrifier mon confort, prêt à laisser le bruit, à laisser les élèves se lever, faire absolument tout ce qu’ils voulaient parce que je voulais me montrer extrêmement bienveillant. Je voulais leur montrer par des actes que j’étais là pour leur bien, pour leur épanouissement personnel. Et ça n’a pas fonctionné ! De leur propre aveu. Une élève m’a dit : « Monsieur, vous êtes trop gentil. » Effectivement, il y avait tellement de bruit dans la classe que ça devenait pénible pour absolument tout le monde. Et ces élèves-là ont essayé de me faire comprendre que ce n’est pas leur rendre service que de les laisser faire ce qu’ils voulaient, que ça ne marchait pas comme ça, qu’instaurer un cadre sécurisant, c’était bien pour tout le monde, pas que pour moi, et que ça n’allait pas à l’encontre de la bienveillance. Ce n’était pas de l’autoritarisme que d’amener une forme d’autorité, même si moi-même j’ai du mal avec ce concept. Mais j’ai appris à me réconcilier avec l’autorité parce que je me suis rendu compte que ça pouvait aussi avoir des effets positifs qu’il y ait un cadre bien clair pour tout le monde. Surtout s’il y a de l’empathie, un autre concept qui m’est très cher.

En revanche, ce qui est clair pour vous, c’est qu’il faut totalement exclure l’humiliation, la violence. En quoi le système éducatif français qui classe plus les jeunes qu’il ne les encourage à progresser est une forme de perversité ?

Oui, on en est là aujourd’hui. Il suffit d’interroger soit les élèves qui sont en fin de scolarité et qui ont connu énormément d’échecs, soit ceux qui ont quitté le parcours scolaire, et leur demander comment ils ont vécus cette scolarité, eux qui n’avaient pas du tout de facilités, et ils vous répondront qu’il y a eu de l’humiliation. Quand ça revient tellement souvent, dans tant de témoignages, on ne peut que les croire et y répondre.

« Ce sont des moments de grâce »

Vous avez choisi de diffuser durant votre Grande Tchatche avec le Ravi, Ain’t Got No – I got Life de Nina Simone, une chanson dont vous parlez dans Les Incasables.  Que symbolise-t-elle pour vous ?

C’est un métier très difficile d’être enseignant. On se bat au quotidien, on est face au déterminisme social, face à de grandes souffrances, à l’échec, face à des élèves qui ont beaucoup de mal à progresser, qui même parfois régressent. Et dans tout ça, il faut quand même trouver du positif. C’est ce que j’appelle « les éclaircies » dans mon livre. Ce sont des moments de grâce, qui se passent bien. Parmi eux, il y a la fois où j’ai commencé ma séquence sur le thème de l’esclavage avec cette chanson de Nina Simone. J’ai été extrêmement surpris par le calme, l’écoute, ce ton vraiment solennel qui s’est emparé de toute la classe. C’était une classe très vivante et Nina Simone a fait taire tout le monde. Plus de bavardages, plus de stylos qui tombent, juste la voix de Nina Simone.

Votre livre raconte des choses très dures lorsque l’école rajoute au poids de l’échec celui de la culpabilité, de « l’impuissance apprise ».

L’impuissance apprise est un concept fondamental dans l’échec scolaire. Les élèves qui arrivent en Segpa ont connu tellement d’échecs qu’ils ne voient plus le lien entre les efforts qu’ils vont fournir et les résultats qu’ils vont pouvoir obtenir. Ce lien qui se perd, ça crée ce qu’on appelle de l’impuissance apprise. Beaucoup d’ouvrages de psychologie en parlent et c’est quelque chose que j’observe au quotidien lorsque je distribue une tâche à faire, un exercice à un élève et que, sans même avoir retourné la feuille il est convaincu qu’il n’y arrivera pas, que c’est trop dur, sans même essayer et sans qu’il n’y ait de raisons particulières. Ça c’est de l’impuissance apprise. Inconsciemment ou pas, cet élève-là se dit que même s’il s’investit dans cette tâche il n’y arrivera pas. Alors à quoi bon ! Un des principaux objectifs quand on est enseignant en Segpa c’est de reconstruire ce lien, mais ce n’est pas évident. On ne peut pas distribuer une tâche super simple à faire à l’élève pour lui montrer qu’il a réussi, parce que les élèves savent aussi quand on se fout de leur gueule. Quand on leur donne un travail de CE1, ils vont vous dire que leur petite sœur le fait à l’école primaire et que ça leur paraît insultant par exemple. Donc il faut un travail, qui soit aussi un challenge mais qui puisse être réussi par les élèves. Et ce curseur est extrêmement délicat à trouver.

Et la fin justifie parfois les moyens ! Par exemple, vous avez réécrit une pièce de Molière pour la rendre accessible.

Oui effectivement. En ce moment, on est en plein dans une polémique avec les collègues qui me disent : « Bande de fous ! Comment osez-vous réécrire Molière, réécrire Le Médecin malgré lui ? ». Alors c’est vrai que j’ai fait ça, sans aller jusqu’à changer les personnages. J’ai pris le texte intégral, j’ai coupé quelques parties pour le rendre plus accessible, j’ai changé parfois quelques syntaxes : en somme j’ai simplifié le texte comme il s’est de lui-même simplifié au cours des siècles finalement. Qui aujourd’hui a lu le texte vraiment brut, dans sa forme originale ? J’ai arrangé le texte, j’ai choisi une police d’écriture adaptée, la police Andika, qui est aussi lisible par les dyslexiques, par ceux qui galèrent. J’ai ensuite distribué ça aux élèves et ça a bien fonctionné. C’est quelque chose que j’utilise chaque année depuis, parce que c’était un grand investissement de réécrire Molière, mais c’est un investissement rentable. C’est un pur hasard mais ce matin, j’ai utilisé cette pièce que j’avais réécrite il y a trois ans, pour travailler sur Molière avec les élèves. Et ils aiment bien. Je commence par leur dire que c’est une pièce qui est difficile à comprendre, parce qu’ils aiment bien savoir qu’il y a du challenge. Je leur dit que même les « général » (les élèves dans la filière classique, Ndlr) l’étudient. Ils se comparent sans cesse avec les « général » : dès que je distribue un truc on me demande si les « général » font ça, parce qu’il y a ce complexe. Alors j’insiste bien sur le fait que c’est une œuvre qui est étudiée par les « général » et que je leur fais confiance pour s’impliquer dedans, pour la comprendre, pour se l’approprier. Et je suis assez content.

« Les petites victoires face à l’impuissance »

Malgré tout vous racontez aussi le découragement qui vous rattrape par moment. Je vous cite : « J’ai parfois l’impression d’être plus utile en manifestant dans la rue contre la casse des services publics orchestrée par les politiques néo-libérales qu’en enseignant dans ma classe. »

L’impuissance apprise dont on a parlé ça peut être contagieux, et ça arrive souvent parce qu’au quotidien, les progrès ne sont pas toujours visibles et parfois ils ne sont vraiment pas là. D’autres fois, il y a des progrès, des « éclaircies » et on ne les voit pas. Tout peut arriver. Donc bien sûr cette impuissance peut se créer. L’arme pour répondre à ça, ce sont les petites victoires, celles sur le court terme. Ça peut être l’élève qui se rappelle qu’on a étudié un poème de Baudelaire, L’Albatros,  il y a trois mois, et qui fait une remarque par rapport à ça. Et là, je suis surpris, étonné parce que moi-même, je l’ai abordé pour faire étudier le champ lexical de la mer et pas pour qu’il soit compris. Et cet élève qui maîtrise à peine le français, en parlant d’un personnage du roman Nos étoiles contraires, fait une comparaison avec L’Albatros de Baudelaire. C’est une compréhension un peu superficielle du poème mais une compréhension quand même. C’est un élève qui a retenu un poème, c’est une petite victoire. C’est quelque chose qui me fait du bien, qui me fait tenir.

Pour vous le collège n’est pas une île isolée, il s’intègre dans une société qui fait des choix politiques notamment. Malgré la crise sociale, le gouvernement va supprimer 1 883 postes dans le second degré à la rentrée…

Bien sûr, rien n’échappe à cette politique néo-libérale. 70 postes supprimés seulement dans le second degré, dans notre académie cette année. Pas plus tard que ce matin, j’ai lu qu’entre 2007 et 2018, il a 15 % d’enseignants en moins dans le second degré, et c’est absolument dramatique. On assiste à une casse de l’école de la République qui doit vraiment nous interroger, même si l’information est noyée par des polémiques absurdes qui viennent s’ajouter les unes sur les autres pour détourner notre regard sur ce qui est en train de se passer.

Sur Twitter le 11 février, vous disiez : « Le gouvernement invente sa variante :  » toujours attribuer au séparatisme islamiste ce qui peut s’expliquer pas un tas d’autres raisons. » ». C’est à ce type de polémiques que vous faites allusion ?

Oui exactement. J’essaie toujours de rester dans mon domaine qui est l’école, la pédagogie etc., mais les questions d’actualité touchent très souvent l’école ou l’effleurent. Sur le séparatisme, on parlait de ces filles qui ne veulent pas aller à la piscine, qui ne veulent pas nager. Et il y a avait un projet de loi pour répondre à ce problème d’allergie au chlore. Bon, pour ma part, j’ai déjà fait des cours de natation à des élèves et certains ont inventé des maux de tête. Je n’ai jamais eu d’allergie au chlore mais j’ai eu droit à des maladies soudaines. Moi-même quand j’étais beaucoup plus jeune, j’étais en situation d’obésité donc les maux de tête le mardi matin, ça m’arrivait souvent. J’ai jamais eu l’idée, et je le regrette, d’avoir une allergie au chlore. Ils viennent de me donner l’idée, mais j’aurais aimé l’avoir quand je faisais pas loin de 100 kg en quatrième. Ainsi, ça arrive que les questions d’actualité touchent à l’école donc ça me fait réagir, même si je me suis imposé sur Twitter une ligne de conduite qui est celle de rester dans mon domaine, parce que je me suis rendu compte qu’il fallait quand même se protéger. C’est quelque chose qui peut vraiment vous bouffer la vie. Twitter c’est un réseau social très particulier, donc j’ai appris à mes dépens qu’il fallait s’exprimer sur des choses qu’on maîtrise, sur son propre domaine de compétences. Ça aide à faire de ce réseau un espace d’enrichissement, de rire, de militantisme, de tout ! Quand je parle des polémiques absurdes qui nous font détourner notre regard, évidemment que celle-ci en fait partie. Il y a aussi la chasse aux islamo-gauchistes à l’université par exemple. Et tout ça intervient au moment où on ferme de plus en plus de postes. Ça me questionne. J’aimerais vraiment qu’on remette cela au devant de la scène, qu’on parle de ces postes qu’on est en train de supprimer, des effectifs de classes, des inégalités scolaires, parce que c’est ça qui fait du mal à l’école actuellement. Si on veut protéger l’école de la République, c’est de ça dont on doit discuter.

Vous êtes partisan du franc-parler. Comme d’écrire « en Segpa, on trouve beaucoup d’enfants d’ouvriers, de chômeurs, d’handicapés, et plus de noirs, d’arabes et de gitans que de blancs ».  Dans les milieux progressistes ça ne se dit pas forcément…

C’est vrai, mais d’où la nécessité de vraiment rester terre-à-terre. C’est une chose qui me saute aux yeux personnellement. Après, il y a cet universalisme républicain qui nous pousse à voir tout le monde de la même manière, ne pas voir les couleurs…  Ça peut avoir ses vertus mais là, ne pas voir les couleurs, ça nous empêche de voir les inégalités qui se créent par rapport aux élèves de Segpa. Pour moi, si je n’ai que des noirs, des arabes et des gitans, c’est à souligner. Pourquoi ce sont ces élèves-là qui se retrouvent dans une voie professionnalisante ? Pourquoi ce sont ces élèves-là qui font des études beaucoup plus courtes ? Pourquoi ce sont eux qui doivent remettre en question leur rêve très tôt ? Il faut se poser ces questions, les réponses sont déjà là. Dans le livre, j’oriente très souvent vers des ouvrages de sociologie. Le dernier qui a été très marquant pour moi, c’est Enfance de classe dirigé par Bernard Lahire, et que j’ai trouvé absolument incroyable. Il est tellement enrichissant car il décrit toutes les étapes, tous les mécanismes qui font que le déterminisme social est là. C’est un ouvrage qui rentre en profondeur dans cette question, en partant de portraits d’élèves, d’enfants pour donner à voir et à ressentir. Cet objectif je me le suis approprié, je l’ai cité dans mon livre, car moi aussi je veux donner à voir et à ressentir mon expérience de terrain, mon expérience d’enseignant en Segpa.

« Ce n’était pas mieux avant ! »

Et ça fait du bien car Bernard Lahire n’est pas vu à la télé ! On y a plutôt droit à Finkielkraut et les autres. Pourquoi le discours « c’était mieux avant » vous énerve-t-il autant ?

En restant dans mon domaine qui est celui de l’école, celui des jeunes à besoins éducatifs particuliers, remontons quelques années en arrière. Revenons au temps où l’instruction scolaire devient obligatoire, après les lois de Jules Ferry. Qu’a-t-on fait de ces lois quand on s’est rendu compte qu’il y avait des élèves dont on doutait encore de l’éducabilité ? On a essayé de séparer ces enfants du reste grâce à une échelle métrique d’intelligence construite par un psychologue nommé Alfred Vignier – même si ce n’était pas son but, car c’est quelqu’un qui a beaucoup contribué à la question de ces élèves à besoins éducatifs particuliers. On a donc mesuré leur intelligence avec des tests qui n’étaient absolument pas pertinents. Il y avait par exemple un exercice où il fallait entourer la femme la plus jolie. À partir de là, on décidait si un élève était éducable ou pas. Et celui qui ne l’était pas, on lui donnait une étiquette : il y avait les « ingouvernables », les « incasables », les « idiots d’asile », les « idiots d’auspice ». Ceux qui pouvaient quand même apprendre quelque chose et ceux qui ne pouvaient absolument rien apprendre – ces derniers, on les mettait loin dans la campagne, là où ça ne coûte pas cher de les garder, on les faisait travailler dès que possible. C’était ça, les élèves à besoins éducatifs particuliers, on les appelait juste différemment. Donc non. Ce n’était pas mieux avant, en tout cas en ce qui concerne mon domaine de compétence. Loin de là.

Même si les Segpa font mieux que les sections de relégation qui existaient autrefois, elles sont très loin d’être parfaites !

Exactement. Ce qui se fait actuellement n’est toujours pas satisfaisant. Aujourd’hui, un élève qui rentre en Segpa a seulement 33 % de chances de ressortir de sa scolarité avec un diplôme. La majorité d’entre eux finit la scolarité sans le moindre diplôme, même pas le brevet, donc ce n’est pas satisfaisant. Aujourd’hui, on ne peut pas dire que la Segpa est une franche réussite et qu’on doit continuer les choses comme on les fait maintenant. Mais ça n’exclut pas de dire aussi qu’il y a eu du progrès avec ces élèves-là, on leur donne quand même un peu plus de considération, on considère que tout le monde est éducable. Aujourd’hui dans les instances de l’éducation, personne n’oserait dire qu’il y a des personnes pas éducables et qu’on doit juste les éloigner du reste. Il y a des personnes qui le pensent très certainement, mais elles auraient honte de le dire dans l’espace public. Et ça c’est une réussite. Il faut au moins que ces gens-là aient honte. On ne peut les empêcher de penser ce qu’ils pensent mais au moins ne pas le dire à haute voix, c’est déjà ça.

Certains de vos élèves sont pupilles de l’État bénéficiant de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Et vous rappelez que 25 % des SDF sont des anciennes personnes issues de l’ASE. Sur ce plan, cela ne change pas beaucoup ?

Non effectivement. Je me réfère à quelqu’un qu’on voit beaucoup dans les médias et qui mériterait d’être encore plus vu et écouté, c’est Lyes Louffok. Il a vécu et souffert de l’expérience des foyers, donc il nous renseigne de l’intérieur. C’est un homme de terrain, qui l’a vécu et qui raconte comment c’est. C’est dans son ouvrage que j’ai trouvé ce chiffre absolument dingue de 25% des SDF qui sont de l’ASE. Encore une fois, ce chiffre, qui pourrait l’étaler devant un enfant entre les mains de l’ASE ? J’ai des élèves dans ce cas et je n’oserais pas le leur dire, étaler les règles du jeu, leur expliquer que 25 % des personnes du foyer qu’ils fréquentent seront des SDF.

Faire tenir à l’école sa promesse républicaine d’égalité, c’est votre carburant.

Effectivement, je prends les valeurs républicaines à la lettre et je fais en sorte qu’elles soient réellement appliquées.

« Il est nécessaire d’ouvrir les horizons »

Et ce n’est pas simple ! Le quartier, comme à Air-Bel, est un lieu d’enfermement. L’école permet-elle parfois d’ouvrir la porte ou les fenêtres ?

Air-Bel, on ne peut pas dire que soit le pire quartier économiquement parlant à Marseille. C’est quand même un quartier qui est desservi par le tramway, et pourtant quand j’ai fait ma première sortie scolaire avec ces élèves-là, on avait à peine fait quelques kilomètres, et une élève m’a demandé si on était déjà sorti de la France. Au début ça ma fait rire, j’ai trouvé ça mignon, puis j’ai vu aussi le côté grave qu’il y a derrière ça. Cette élève n’avait jamais fait autant de kilomètres – c’est-à-dire une vingtaine parce qu’on allait à la Sainte-Victoire. Déjà pour elle, c’était sortir de son quotidien, on était déjà hors de la France, donc ça montre la nécessité d’ouvrir les horizons, de faire de l’école un espace ouvert sur l’extérieur.

Croyez-vous toujours au pouvoir de la littérature, d’une œuvre comme Antigone ?

Antigone c’est presque le plus beau souvenir de ma carrière. C’était juste à un moment où je me sentais défaitiste, où je sentais l’impuissance s’emparer de moi. Un ami comédien me dit qu’il est de passage à Marseille et me propose de travailler sur Antigone avec les élèves. Je doutais vraiment de la capacité de mes élèves pour un tel travail, et puis finalement je me suis laissé entraîner là-dedans. On a parlé d’Antigone, j’ai simplifié encore une fois, on a bossé sur ça et c’est absolument magique ce qui s’est produit, parce que les élèves ont incarné le nom d’Antigone. Quand ils récitaient le monologue, on ne savait plus si l’élève était Antigone ou pas. Les combats se mélangeaient et j’ai trouvé ça absolument magnifique. Et puis il y a eu cette sortie au théâtre pour voir jouer mon ami comédien. Et sur la route du théâtre, on a rencontré une dame qui trouvait que mes élèves faisaient trop de bruit, alors que c’était des ados, ils ne faisaient absolument rien de mal. Elle les a engueulés, j’étais pas d’accord, puis une vieille dame a pris leur défense. Là, la discussion s’est enclenchée, je restais à l’écart et j’ai assisté à deux générations qui s’affrontaient. Et elle a demandé où on allait, et une élève a parlé d’Antigone. La vielle dame a répondu : « Oh, je connais bien, je l’ai interprété et j’adore Antigone ! » Et voilà, je voyais deux générations tellement différentes et éloignées qui discutaient d’un même sujet et c’était Antigone, c’était le théâtre, c’était le patrimoine culturel. Et c’est à ça que sert la culture, à nous réunir.

Sur Twitter, lundi 15 février, vous avez posté : « Dernière semaine avant les vacances, âge 28 ans, ressenti 74 ans. » C’est donc si dur ?

C’est toujours le même état actuellement, il me reste jeudi et vendredi, et c’est particulièrement dur parce qu’avec le protocole sanitaire à faire appliquer, devoir répéter littéralement 3 000 fois « Le masque c’est au-dessus du nez ! » etc., tout ça nous rend extrêmement fatigué et je suis loin d’être le seul.

A la fin de Les Incasables, on vous sent hésiter, lorsque vous quittez l’école dont vous parlez, à repartir lors de la rentrée suivante dans une classe spécialisée. Mais aujourd’hui, vous avez à nouveau choisi de travailler en Segpa. Donc vous n’avez pas perdu l’espoir finalement ?

C’est une histoire de passion, de flamme. La Segpa c’est très dur à quitter pour plusieurs raisons, et je crois que certaines raisons sont insondables, relèvent de l’ego, de l’envie de peser sur des trajectoires, d’avoir le sentiment d’être utile, et je me sens utile en Segpa. Donc ça rend le départ difficile.

Propos recueillis par Michel Gairaud et mis en forme par Maëva Fassino