"La tempête a agi comme un révélateur"

juin 2021 | PAR Nina Hubinet
Huit mois après la tempête Alex, les habitant.es de la vallée étaient invités pour un week-end à imaginer l’après, alors qu’aucun outil n’a été mis en place à ce jour pour les associer à la reconstruction.

Les ballons de couleur suspendus dans la salle polyvalente de Breil-sur-Roya pourraient laisser penser à un anniversaire. Le point de départ de ces deux journées de « réflexion citoyenne » organisées par Emmaüs Roya est beaucoup moins réjouissant : la tempête Alex et ses conséquences dévastatrices pour la vallée de l’arrière-pays niçois. Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2020, la rivière s’était transformée en un raz de marée, emportant tout sur son passage, ponts, maisons, routes, campings, bêtes et êtres humains. Dix personnes ont perdu la vie dans les trois vallées touchées, Tinée, Vésubie et Roya, et neuf autres sont toujours portées disparues. Mais, comme le suggère la décoration colorée, l’objectif de ces deux jours est surtout de réfléchir, du point de vue des habitant.es de la vallée, à des solutions pour l’avenir.

« La tempête, ça a changé quoi dans votre vie ? » C’est par cette question que les bénévoles de l’association Make Sense, venus animer les ateliers de réflexion, démarrent la journée du samedi. « Avant Alex, j’étais investie dans les maraudes, l’aide aux exilés. Et là tout-à-coup, des hélicoptères venaient nous apporter à manger, c’est nous qui étions aidés. Ça m’a fait réaliser à quel point on pouvait basculer rapidement du statut d’aidant à celui d’aidé », raconte Claudine, paysanne à la retraite et gérante d’un gîte, qui vit à Tende, dans le haut de la vallée. « La catastrophe a agi comme un révélateur de ce que les gens sont, de là où ils veulent aller. Ça clarifie les choses », témoigne à son tour Skaan, également habitant de Tende où il a créé une épicerie bio. Pour rejoindre ce bourg de 2 000 habitants, il faut encore aujourd’hui attendre l’un des trois créneaux quotidiens – le matin à 7 heures, à midi ou à 17 heures, seuls moments où les travaux pour reconstruire la route s’interrompent pour laisser passer les voitures. « La tempête et tout ce que ça a entraîné, ça a été très douloureux. Mais ça nous a aussi rapprochés, il y a une simplicité nouvelle dans les échanges », assure de son côté Tillen, 18 ans, qui vit à Breil et a décidé, une fois son bac en poche, de prendre une année sabbatique pour aider son village à se reconstruire.

Téléphérique et circuits courts

Renforcer les liens entre les habitant.es et pour montrer aux autorités comme à eux-mêmes qu’ils sont capables de participer à la reconstruction : c’est précisément dans ce but qu’Emmaüs Roya a organisé ces journées de réflexion. Avec, comme point de départ, un « état des lieux » des acteurs institutionnels du territoire, pour savoir qui fait quoi dans le contexte de l’après-tempête : le « Journal du débord », manuel édité par Emmaüs Roya et la fondation Abbé Pierre, permet ainsi de démêler le mille-feuilles des compétences entre région, département, communes et communauté d’agglomération. « On s’est rendu compte que peu de gens savaient ce qui se passait et qui était en charge de quoi pour la reconstruction », explique Charlotte Debackère, chargée de mission coordination et développement à Emmaüs Roya, qui a rédigé ce livret éclairant avec Anouk Migeon, architecte vivant à Saorge.

Puisque le manque d’information est criant, pourquoi ne pas créer un petit journal de la vallée, que les « anciens » liront davantage qu’un post Facebook ? C’est l’une des nombreuses propositions des participants aux ateliers de réflexion. Qu’il s’agisse de mobilité, d’habitat ou d’économie, les idées fusent toute la journée du samedi, parfois étonnantes mais souvent très concrètes. « Entre Saint-Dalmas et Casterino, comme la route est détruite, on pourrait construire un téléphérique : ça ferait une attraction touristique en plus et ça réduirait le nombre de voitures à l’entrée de la vallée des Merveilles », lance un habitant de Saint-Dalmas, plaidant pour une solution déjà évoquée par certains élus locaux.

Les solutions privilégiées vont clairement dans le sens de la transformation écologique : développer l’agriculture locale et les circuits-courts, promouvoir un tourisme raisonné, rénover les vieilles maisons des villages plutôt que de construire des logements neufs, relancer vraiment la ligne de train… « On pourrait faire des « randos gourmandes » pour faire découvrir les produits locaux. Et des expositions dans les gares de la vallée, pour leur redonner vie », s’enthousiasme Tillen.

 

« Les familles « historiques » des villages ne participent pas. Il y a toujours une méfiance. »

Même si les organisateurs ont pris soin d’inviter les habitants bien au-delà des cercles militants, les propositions issues de la journée d’ateliers dessinent une certaine vision de la Roya. « Ce que l’on a fait aujourd’hui est utile évidemment, mais le problème c’est qu’il n’y a qu’une minorité de gens qui veulent changer les choses », déplore Françoise, habitante de Saorge dont le jardin a été emporté par la tempête. « Les familles “historiques” des villages ne participent pas. Pour eux, même si on est là depuis 40 ans, on reste des “récampoun”. Il y a toujours une méfiance, et une incompréhension totale entre les uns et les autres. » Elle doute de la possibilité de réconcilier les deux camps. Florine, qui vit à Tende, a un peu plus d’espoir. « C’est sûr qu’on doit faire avec les forces “traditionnalistes” de la vallée… La mayonnaise doit encore prendre, mais il faut être optimiste », estime cette secrétaire dont les deux parents sont originaires de la Roya.

Pour que la « mayonnaise prenne », il faudrait créer des outils de participation citoyenne pérennes. C’est l’un des messages que les habitant.es tentent de faire passer lors de la « restitution » du dimanche, à laquelle les élus locaux ont tous été conviés… Mais où seul le maire de Breil, Sébastien Olharan (LR), et la suppléante de la conseillère départementale Valérie Tomasini (PC) sont présents. « Le préfet à la reconstruction a saisi l’Agence nationale du débat public… Mais il n’y a pas eu de concrétisation pour l’instant », retrace Sébastien Olharan, interpellé sur ce sujet lors du débat public, où plusieurs habitants ont exprimé leur fatigue et leur colère. « De notre côté, nous avons mené un premier atelier citoyen sur l’avenir du centre-bourg de Breil avec l’école d’architecture de Marseille, qui va revenir en juillet », souligne-t-il. Si les personnes présentes reconnaissent l’implication du maire de Breil, la plupart déplore que les autres édiles de la vallée ne semblent pas beaucoup s’intéresser à leur avis.

Pour convaincre ceux qui doutent de la valeur de « l’expertise citoyenne », le témoignage des représentants du Collectif du 5 Novembre, à la fin de la journée, tombe à pic. « Nous n’étions pas spécialistes des questions de mal logement, mais on a acquis des compétences petit à petit, jusqu’à élaborer la charte du relogement, finalement signée par la mairie et l’État », raconte Kevin Vacher, l’un des fondateurs du collectif créé après les effondrements de la rue d’Aubagne à Marseille. « Il faut utiliser le pouvoir médiatique pour faire pression sur les élus », insiste Nathalie Garnel. De quoi redonner de l’énergie aux « citoyens » de la Roya présents, qui ne sont qu’au tout début du chemin pour remettre leur vallée sur pieds… et faire entendre leur voix.

Illustration tirée du Journal du débord, par Anouk Migeon