« Humainement inconcevable mais sociétalement admis ! »

novembre 2021 | PAR Daniel Pennac, Michel Gairaud
Daniel Pennac, écrivain, soutien indéfectible de SOS Méditerranée, commente la Une du Ravi n°145, daté de novembre 2016. Un numéro publié alors que des milliers d'hommes et de femmes, fuyant guerres et misère, se noyaient déjà tous les ans en Méditerranée...

Daniel Pennac

Ecrivain

le Ravi n°145, novembre 2016. Dix mille morts noyés pour avoir cherché refuge en Europe. Mare nostrum se transforme en cimetière. Et le drame humanitaire se conjugue avec une catastrophe écologique. le Ravi, aux côtés de SOS Méditerranée, lance un avis de tempête.

« Quoi de plus simple que le fait d’être bouleversé par la noyade de gens censés être accueillis chez nous et par tous les pays méditerranéens ! Faisons de l’uchronie : imaginons un historien de l’année 2076. Le jour où il aura à traiter le dossier de ce massacre, il sera fondé à se demander « comment se fait-il que ces pays relativement prospères, vivant en temps de paix, aient sciemment laissé mourir comme ça des populations migrantes, chassées de chez eux par des guerres effroyables, des régimes épouvantables ? »

Pour le pouvoir, l’idéal aurait été qu’on n’en parle pas du tout. Mais quand les gens sont à ce point nombreux et manifestement victimes, même le pouvoir qui en organise le rejet est finalement obligé d’en parler. Et alors là les mots récurrents qui viennent ce sont « hordes », « invasions », « tsunamis ». Ils sont accompagnés par des images de saturation. On voit des camps avec des gens extrêmement nombreux, des bateaux absolument surchargés, des routes noires de monde. Pourtant au pire moment, si on faisait le décompte par rapport à la population française ou européenne, on aurait un million de réfugiés pour 68 millions de Français, pour 506 millions d’Européens.

Ce ratio était extrêmement faible, mais inconsciemment les gens se vivent comme une minorité absolue par rapport à une majorité potentielle envahissante. Il y a inversion uniquement par les codes de diffusion de l’information, par les mots utilisés et par les images employées. Ceux qui reçoivent l’information finissent par se sentir une minorité menacée par le reste du monde. D’où la fameuse expression « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde ».

Tout cela est évidemment profondément dégueulasse et produit par des pouvoirs en perpétuelles campagnes électorales. Quand ce n’est pas la présidentielle, ce sont les législatives, puis les régionales, les municipales, etc. La rhétorique à l’intérieur de ces campagnes est toujours la même. On joue toujours sur ce qui va s’adresser à la sensibilité irréfléchie, à l’instinct de conservation, plutôt qu’au cœur ou à la raison. L’organisation interne de la démocratie électoraliste fait que le seul langage politique entendu est celui de cette minorité fantasmée, menacée par une majorité planétaire. Tout ça est très insidieux, presque normal. Mais imaginez que vous vous promenez sur le bord de la Seine, que vous voyez un type se noyer. Allez- vous lui dire : « Je te sauverais bien, mais je n’ai qu’une piaule dans mon appartement. Donc soit gentil, noie-toi ! » ?

« La Méditerranée une piscine mortifère où le touriste va pourtant tranquillement se baigner »

Pendant tout le 20e siècle, il y a eu des flots migratoires successifs. Cela commence en 1905 avec les Juifs fuyant les pogroms d’Europe centrale. Puis en 1915, avec les Arméniens fuyant les massacres turcs. Puis dans les années 20, les Russes fuyant les effets de leur propre révolution. Puis avec la montée des fascismes, les Espagnols fuyant la guerre d’Espagne. Puis les premiers Portugais fuyant le salazarisme… Le terme métèque est né dans les journaux de l’époque. Or malgré tout, en râlant, en gueulant, en les injuriant, on les a quand même accueillis, bon gré mal gré, à des dates où ils pouvaient nous être utiles.

Dans les années 20, les grandes migrations dues à la pauvreté irlandaise, polonaise, ont bénéficié à la reconstruction du territoire français. Ils venaient bosser car on avait cassé trop de vaisselle. Dans les Trente Glorieuses, on a fini par accueillir des gens qui, dès la première crise, ont ensuite été menacés d’être virés. Je constate ça de façon cyclique depuis mon enfance. Cela n’arrête pas, c’est toujours le même mécanisme. Les gens sont toujours accueillis ou rejetés par des arguments électoraux qui s’adressent directement à des instincts de conservation basique. La meilleure référence littéraire qui explique ce que nous sommes en train de faire subir à toutes ces populations du Sahel et du Moyen-Orient, ce sont les troglodytes de Montesquieu. Il décrit des populations qui n’ayant pas besoin des uns et des autres se referment sur elles-mêmes. Un très beau texte, concentré.

On aurait des excuses si on n’avait pas pensé le phénomène. Mais c’est une idée archipensée depuis le 18e siècle. On connaît le sujet, mais on continue de réagir de façon totalement primitive, effroyable. Ce qui fait de la Méditerranée une piscine mortifère où le touriste va pourtant tranquillement se baigner sans aucun recul de conscience.

Dans ce non-sauvetage des migrants qui se noient, on est en plus en rupture permanente avec le droit de la mer. Des compagnies repérant des noyés ou des candidats à la noyade donnent l’ordre à leurs bateaux de contourner les naufragés comme lors d’un avis de grain ! Ce qui est effroyable, c’est que ce qui est humainement inconcevable soit sociétalement admis sans l’ombre d’une discussion. Et en plus de ça, le comble de la dégueulasserie, c’est de faire porter le chapeau à d’autres. On laisse les Italiens dans la position d’être les seuls accueillants, et comme, exactement comme nous, ils n’accueillent pas, on dit que les gouvernements italiens sont des salauds. C’est le cas en l’occurrence, mais pas moins que ceux qui ne donnent pas de coup de main !

Accuser SOS Méditerranée d’être des passeurs incitant à la migration est tellement répugnant. C’est comme de dire que tout promeneur des bords de Seine sauvant une jeune fille de la noyade serait un maquereau, que tout type qui sortirait de la flotte un enfant est un pédophile. C’est n’importe quoi. On est dans l’expression d’une ignominie rhétorique, atroce. C’est l’exercice de la mauvaise foi cynique, mais qui peut être comprise par des gens que leur propre précarité installe dans l’incapacité à réfléchir. C’est très inquiétant, car ce que l’on fait subir aux autres, il se pourrait fort bien qu’une circonstance historique quelconque fasse que nous ayons un jour à la subir nous-mêmes… »

Pour fêter le 18e anniversaire du Ravi, de grands témoins commentent des Unes marquantes ou des rubriques emblématiques dans le 200ème numéro du régional pas pareil qui ne baisse jamais les bras…