« Agir et témoigner face à un trou noir »

décembre 2016 | PAR Michel Gairaud, Rafi Hamal
Écoutez l'émission:
Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Sophie Beau, co-fondatrice et directrice de SOS Méditerranée, invitée de la Grande Tchatche
09rv147trax_sophie_beau.jpg

le Ravi : Avant l’Aquarius, il n’y avait pas de navire de sauvetage humanitaire en Méditerranée ?
Sophie Beau : Il y a eu uniquement les gardes-côtes italiens qui n’ont pas les moyens adéquats et qui interviennent déjà bien au-delà de leurs compétences maritimes. A partir de 2013, juste après le naufrage de Lampedusa, une très grosse opération de la marine italienne, appelée Mare Nostrum, a mis en place des moyens considérables pour faire une vraie opération de sauvetage comme on en aurait encore besoin aujourd’hui. Ils ont pu ainsi secourir 150 000 personnes sur une seule année. Malheureusement, l’Union européenne a torpillé cette initiative qui a pris fin en novembre 2014. C’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à travailler sur le projet SOS Méditerranée.

Il n’y a donc aucun dispositif officiel européen d’action de sauvetage en mer !
Non, il n’y a pas de dispositif institutionnel avec un mandat de sauvetage. Les bateaux qui sont affrétés par l’agence européenne de garde-côtes (ex-Frontex), loin de la zone de sauvetage, ont pour seul mandat la protection des frontières. Il y a aussi depuis un an, l’opération EUNAVFOR Med, dite Sophia, qui déploie plusieurs bateaux militaires au large des côtes libyennes. Là on est pour le coup assez proche de nos zones de sauvetage. Seulement ces bateaux n’apparaissent pas sur les cartes maritimes et donc ne peuvent pas être mobilisés par les autorités de secours italiennes. Mais comme ce sont des bateaux, la loi de la mer les oblige quand même à porter assistance à toute embarcation en détresse…

Le bilan humain est dramatique…
Mi-décembre, nous en sommes déjà à 4800 victimes en Méditerranée pour l’année 2016. C’est le plus gros bilan humain qu’on ait jamais eu à déplorer jusqu’à présent. Et cela ne concerne que les victimes recensées : tous ceux qui disparaissent sans aucun survivant et sans témoins, ne sont pas comptés. Et que fait l’Union européenne face à cette catastrophe humanitaire ? C’est la vraie question politique qui se pose.

Que répondre à ceux qui vous reprochent d’inciter les migrants à tenter leur chance en Europe ?
Lorsque l’opération Mare Nostrum s’est arrêtée, il y a eu toujours autant de départs et énormément de victimes. Ça a été un hiver extrêmement meurtrier parce qu’il n’y avait justement plus de bateaux de sauvetage et que les gens continuaient pourtant de partir sur les embarcations. Ils sont extrêmement déterminés. Ils fuient l’enfer en Libye. Ils ont toutes les raisons de vouloir sauver leur peau, y compris en mettant leur vie en danger sur cette traversée mortelle.

A la lecture des témoignages que vous diffusez, beaucoup affirment que « s’ils avaient vraiment su, ils n’auraient jamais tenté pareille traversée »…
Les gens ne savent pas ce qui les attend. On leur dit quand ils embarquent qu’ils en ont pour 3 heures de traversée afin d’aller jusqu’à Lampedusa. Ce qui est complètement faux : il faut au minimum 30 heures avec un bateau navigable et quelqu’un qui sache le piloter. Or il n’y a pas de capitaine sur ces embarcations qui se dégonflent au bout de quelques heures. Ils n’ont aucune chance d’arriver jusqu’en Italie…

Qui sont ceux que vous secourez ?
Nous avons déjà recueilli 10 768 personnes depuis le 26 février 2016 (NDLR 11 261 au 31 décembre). Beaucoup viennent de l’Afrique subsaharienne, avec en tête l’Érythrée, mais aussi la Somalie, le Soudan, l’Ethiopie. Les autres sont originaires de l’Afrique de l’ouest, particulièrement du Nigeria avec ceux qui fuient Boko Haram. Les routes migratoires convergent vers la Libye où règne un véritable chaos : la traite humaine y prospère, sans contrôle, avec une très forte corruption, sans autorité étatique digne de ce nom.

Que deviennent ceux que vous avez recueillis ?
Ces personnes sont accueillies à terre par les autorités italiennes mais aussi par des ONG qui interviennent en Italie. Ensuite, nous les perdons complètement de vue. Elles sont intégrées dans le dispositif d’accueil, d’enregistrement et de tri.

Que pensez-vous de la distinction entre « bons » réfugiés et « mauvais » migrants ?
Ça n’a aucun sens ! Comment qualifier un migrant ? On nous explique qu’il y des migrants économiques. Mais qu’est-ce que ça veux dire ? Quelqu’un, par exemple, qui part du Soudan, qui fait face à la fois à un conflit, à une forte sécheresse, qui donc n’a pas les moyens de vivre de ses cultures et qui est aussi soumis à des conditions de répression politique, qui est-il ? Un migrant économique ? Politique ? Climatique ? Encore une fois, ça n’a aucun sens !

Pourquoi les grandes institutions humanitaires ne vous ont pas précédée ?
La question est très légitime : qu’ont fait les humanitaires depuis 15 ans face à cette situation ? La discussion restait bloquée à chaque fois sur ce même écueil : on n’a pas les compétences maritimes, on est des médecins, pas des marins. Au-delà, il y a une vraie difficulté, qui touche les humanitaires mais aussi les États, l’UE, l’opinion publique, à penser l’action humanitaire en mer dans des eaux internationales.

SOS Méditerranée c’est un grand projet porté par une petite équipe. Pouvez-vous la décrire ?
Sur l’Aquarius, il y a 30 personnes environ. Une dizaine est exclusivement dédiée à la navigation de ce gros bateau de 77 mètres. Une autre dizaine forme l’équipe de sauvetage. Le dernier tiers rassemble les effectifs de Médecins sans frontières, notre partenaire médical à bord. A terre, nous sommes seulement cinq salariés en France et autant en Allemagne.

Pourquoi y-a-t-il autant de soignants à bord ?
Il y a beaucoup d’urgences médicales, énormément de brûlures notamment avec, en fond de cale où s’entassent les gens, ce mélange très corrosif entre l’eau de mer et les carburants. Il y a aussi des décès liés à des hypothermies. Nous avons également eu trois naissances à bord et c’est à chaque fois une grande émotion. MSF l’avait bien anticipé et une sage-femme figure toujours dans l’équipe.

C’est le désespoir qui pousse ces femmes enceintes à prendre le risque d’une traversée ?
Quelques-unes sont déjà enceintes dès leur départ mais une très grosses majorité d’entre elles le sont devenues du fait de viols répétés qu’elles subissent sur ce parcours d’exil.

Une journée en mer de l’Aquarius coûte 11 000 euros. Comment rassemblez-vous cet argent ?
Face à ce coût très important, nous avons tapé à la porte de tous les financeurs, des États, de l’Union européenne, des collectivités territoriales… Et puis aussi auprès du grand public, des fondations et du mécénat. Nous avons très vite constaté, avec le succès d’un financement participatif, qu’en fait seuls les citoyens européens sont réactifs. C’est grâce à eux que nous rassemblons l’essentiel de notre budget.

Ne risquez-vous pas de suppléer, sans les moyens suffisants, l’insuffisance des États en les dédouanant de leurs responsabilités ?
L’action des États n’a pas lieu ! Évidement un seul bateau ne supplée rien du tout. Mais moi je ne peux pas me regarder dans la glace si je ne participe pas à faire quelque chose. Une de nos missions essentielles, c’est aussi notre rôle de témoignage qu’un bateau militaire ne remplit pas. Face à un trou noir, SOS Méditerranée documente ce qui se passe et alerte l’opinion publique. Et tant que des personnes mourront en mer pour pouvoir rejoindre une autre terre, nous nous projetterons dans la durée.

Pour faire un don : www.sosmediterranée.fr

Propos recueillis par Michel Gairaud, Rafi Hamal et mis en forme par Alexandre Mathieu