Un dernier verre avant la mise en bière

novembre 2020 | PAR Frédéric Legrand
L'alcool est la deuxième cause de mort évitable en Paca. Sa consommation reste stable pour le bonheur des producteurs et le malheur des professionnels de la santé.

Sous le faux plafond et les néons d’un intérieur de bureau, des tables de bistrot. À droite de l’entrée, un massif comptoir en demi-lune avec ses chaises hautes. Derrière, un petit frigo qui renferme quelques boissons alcoolisées, mais aussi de l’eau pour s’hydrater. Depuis cinq ans, l’association marseillaise Santé ! développe une nouvelle approche pour la prise en charge de la surconsommation d’alcool. Sans stigmatisation de la personne, et en l’impliquant dans les choix thérapeutiques : une méthode qui n’allait pas de soi, en France. « L’alcool dans notre pays c’est un produit qui est extrêmement ambivalent, pointe Emmanuelle Latourte, formatrice et chargée de développement au sein de l’association. Il est à la fois très valorisé, et très stigmatisé. » Cette ambiguïté continue de faire de l’alcool la deuxième cause de mort évitable en France, avec 41 000 décès par an contre 60 000 pour le tabac, selon une étude de 2019. Et la France tient fermement son sixième rang mondial des pays qui consomment le plus d’alcool.

Consommation confinée

Dans ce palmarès, Paca pourrait tenir une place de choix : région viticole par excellence, siège du groupe Pernod-Ricard, deuxième groupe mondial de vins et spiritueux, grande région brassicole avec, entre autres, l’usine marseillaise Heineken de La Valentine… Mais non, nous sommes désespérément dans la moyenne nationale des consommations. « Il n’y a pas forcément de corrélation entre production et consommation, note Elisabeth Lafont, médecin référent pour les addictions à l’Agence régionale de santé (ARS). On constate seulement une surconsommation chez les 61-75 ans en Paca, peut-être due à des habitudes de consommation régulière. » Dans la région comme dans l’ensemble du pays, la consommation d’alcool stagne depuis 2015 après une dizaine d’années de baisse continue. Mais le confinement a rebattu les cartes. « La consommation en hôtellerie-restauration s’est effondrée, mais elle ne s’est pas complètement reportée vers la vente en grandes et moyennes surfaces, pointe Brice Eymard, président du Comité interprofessionnel des vins de Provence (CIVP). D’après une enquête réalisée par Santé publique France durant le confinement, 60 % des sondés disaient ne pas avoir modifié leur consommation durant cette période. Et parmi les 11 % qui l’ont augmenté, la majorité disent avoir bu plus fréquemment, mais en petite quantité. »

« Les financiers regardent les litres vendus » Laurence Emin

 

Face à ces évolutions, qui se poursuivent avec l’extension du couvre-feu, les professionnels ont adapté leur communication. Pubs ciblées sur les réseaux sociaux, « bars virtuels », cours de mixologie ou d’œnologie en ligne, applis smartphone pour la découverte des vins et vignobles… Et les actions de prévention ? « Nous avons amplifié nos messages de prévention en ligne, assure le groupe Pernod-Ricard. Nous avons notamment développé des MOOC [cours en ligne] gratuits pour apprendre à consommer de manière responsable. » Confrontés à une forte augmentation des ventes au domaine depuis le déconfinement, Vin et société, rassemblement des 28 comités des vins de France, a lancé de son côté des actions de sensibilisation auprès des vignerons. « Avec les producteurs de vins, les contacts sont réguliers, on pourrait arriver à s’entendre, estime Laurence Emin, déléguée régionale Paca-Corse de la Fédération Addiction. Le problème est : à qui ces producteurs appartiennent-ils ? Pour beaucoup à des grands groupes financiers, qui regardent avant tout le nombre de litres vendus. »

« Janvier sec » à l’eau

Face à ces intérêts économiques, l’action de l’État reste désordonnée. En 2016, la Cour des comptes dénonçait « des acteurs publics en position de faiblesse face au secteur des boissons alcoolisées ». Dernier exemple en date : l’opération « dry january », prévue en 2020 pour inciter les Français à faire le point sur leur consommation d’alcool, et qui a été annulée in extremis par le ministère de la Santé sous la pression des lobbys. « On l’a faite quand même, avec les petits moyens des associations, et ça a été un succès. On a eu beaucoup d’appels, se félicite Laurence Emin. Mais cela montre encore que les politiques de lutte contre la surconsommation ne sont pas très cohérentes, ni très coordonnées. » En effet, entre les différents services de l’État (police et santé), les collectivités locales, les associations et les professionnels de santé, les intervenants et les points de vue sont multiples. « On a bien progressé depuis 2016, assure Elisabeth Lafont. Les réunions sont régulières et l’objectif est de décloisonner, en direction de l’usager. »

Dans cette nouvelle approche, Santé ! est un programme phare. Il part d’un constat : « Pendant très longtemps, la seule solution proposée aux personnes souffrant d’une surconsommation d’alcool c’était le sevrage, explique Hélène Blanc, directrice de l’association et chargée du pilotage du projet. Elles pouvaient enchaîner 6 ou 7 cures dans une même année. Et pourtant, certaines études estiment que le taux de réussite de l’abstinence au bout de quatre ans n’est que 10 %. » Pour sortir de cette spirale, Santé ! propose une prise en charges centrée sur les besoins de la personne, dans toutes ses dimensions : individuelle, sociale, professionnelle. « Les personnes qui surconsomment de l’alcool l’utilisent comme une béquille, souligne Emmanuelle Latourte. Tant qu’on n’en a pas trouvé de meilleure, on garde la consommation d’alcool, on travaille à la rendre moins dangereuse. » Une approche de réduction des risques, déjà très utilisée dans les politiques de prise en charge de la toxicomanie. « L’orientation vers le sevrage n’est pas un préalable, elle ne vient que si la personne en exprime le besoin. » Après avoir accompagné une trentaine de personnes sur une durée moyenne de deux ans, et formé plus de 300 professionnels, Santé ! s’apprête à déployer sa méthode d’accompagnement dans 11 nouveaux lieux, en Paca et en Nouvelle-Aquitaine.