La santé piétinée des latinos tombés au champ
L’été dernier, Diego (1), tombé au champ, présente plusieurs fractures. Pris en charge à l’hôpital d’Arles, il attend son opération. Mais il n’est pas libre de son parcours de soin. Car avec son contrat de travailleur détaché d’Espagne, il est tributaire de la boite d’intérim espagnole qui l’embauche : Terra Fecundis, tristement célèbre pour ses conditions de travail scandaleuses. Le 8 juillet 2021 l’entreprise a été condamnée pour « travail dissimulé, dissimulation de salariés et marchandage de main d’œuvre », le tout en bande organisée. Mais elle s’est depuis renommée Work for all ETT et le système d’exploitation reste le même. Malgré « l’interdiction définitive d’exercer l’activité de travail temporaire » prononcée par le tribunal correctionnel de Marseille, elle continue ses activités suite à un appel suspensif.
Conséquence pour Diego ? Au lieu de le faire opérer en France, l’entreprise de droit espagnol préfère rapatrier son travailleur et ses multiples fractures en bus, après deux jours d’attente, stocké dans un hébergement. « La plupart du temps quand les travailleurs tombent malade ou ont un accident du travail, ils sont rapatriés en Espagne », confirme Jean-Yves Constantin qui défend les droits des travailleurs agricoles détachés pour la FGA-CFDT, partie civile au procès.
Technique de désocialisation
« Quand je suis au courant des accidents, c’est vraiment uniquement à la faveur d’une connaissance d’une connaissance », déplore le syndicaliste. Car la sécurité et la santé des travailleurs dans les champs restent très opaques. Une saisonnière vue en la compagnie du syndicaliste a été sévèrement réprimandée. « Ils n’ont pas le droit de voir des personnes extérieures, encore moins des syndicalistes, poursuit Jean-Yves Constantin. Le principe mis en œuvre, c’est de désocialiser les gens. On fait régner des règles hors du droit commun, les conditions légales d’hébergement ne sont pas respectées (2). »
Flamingou, Brésilien, travaille dans les entrepôts de Sud Log grand frais. Arrivé en France via Terra Fecundis avec son ami Equatorien Victor, il doit payer lui-même les soins quand son pied enfle. Son patron français lui permet de prendre son jour de repos pour aller se soigner. Chose pourtant interdite par Terra Fecundis, il a rapatrié sa voiture depuis l’Espagne, ce qui lui permet de se rendre à l’hôpital d’Arles. « J’ai dû tout payer », se souvient-il. Entre les consultations et les médicaments, une facture de 250 euros. Et pour les remboursements de la mutuelle espagnole de Terra Fecundis ? « Ils ne m’ont jamais répondu », témoigne-t-il. Terra Fecundis n’a pas répondu à nos sollicitations.
« Beaucoup de salariés se blessent mais ne disent rien de peur de perdre leur travail s’ils se plaignent », témoigne Evelyn, médiatrice à l’association Booster de Beaucaire. D’origine équatorienne et ancienne travailleuse agricole, elle aide notamment pour les droits à la MSA, la sécurité sociale agricole. Tarascon (13) ou Beaucaire (30), les villes que seul un pont sépare, pourraient être rebaptisées Quito-sur-Rhône tant la communauté latinos, principalement d’Équateur, est importante. Comme elle, beaucoup de travailleurs sont arrivés par des boîtes d’intérim espagnoles. Ceux qui ont obtenu la nationalité espagnole peuvent travailler en direct avec des contrats de droit français. « Evelyn es como un angel », témoigne Israël Isaac Arevalo Acaro, 24 ans.
Employeur sans vergogne
Cet équatorien d’origine, espagnol de nationalité, travaillait avec un contrat de travail français et avait même son numéro de sécurité sociale le jour de son accident. Administrativement, rien à dire. Le 16 juin 2020, quand il manipule deux palettes en même temps pour répondre aux cadences du travail dans l’entrepôt de l’EARL Lamothe à Tarascon, son dos craque et il tombe par terre. Il ne peut plus se lever et réclame des secours. « « Non, on n’appelle pas l’ambulance, sinon je vais avoir des problèmes » m’a dit le patron, témoigne Israël. On est traité pire que des chiens. » Deux heures à joncher le sol jusqu’à la fin de la journée quand, enfin, l’employeur l’emmène chez un médecin traitant. Mais c’est un compatriote qui le conduira jusqu’à l’hôpital d’Arles pour qu’il soit vraiment soigné. Durant un mois l’employeur refuse de remplir une déclaration d’accident du travail pour la MSA. Ce n’est qu’après « des appels et la pression d’Evelyn qu’il a fini par signer », se souvient Israël.
« Hernies discales, problèmes de cervicales, tendinites, énumère Evelyn. Nombreux sont ceux qui travaillent bien pendant des années mais cassent leur corps. » Elle voit le milieu évoluer à petits pas. Des patrons mettent en place de l’information sur la sécurité et la sécurité sociale. « En revanche, les gros employeurs, toujours très consommateurs de main d’œuvre primo-arrivante, et les boites d’intérim espagnoles ne font toujours pas l’effort », déplore-t-elle.
Didier Cornille est un mastodonte de l’agro-industrie locale, l’un des plus gros producteurs européens de salades et l’un des plus gros employeurs de main d’œuvre via Terra Fecundis. Une équipe de France 2 a fait traîner ses caméras pour un Envoyé spécial devant un lieu d’hébergement lui appartenant sensé être fermé suite à un arrêté préfectoral. Sa réaction ? Cogner sur le cameraman en vociférant : « Vous n’êtes pas bien de venir chez les gens ! » Le tribunal de Tarascon l’a condamné pour faits de violence à 1000 euros d’amende le mardi 22 février dernier. Les journalistes français savent faire appel à la justice, eux.
1. Le prénom a été modifié.
2. « Déplacés comme du bétail », L’Arlésienne n°9, 16 octobre 2020, en libre accès sur larlesienne.info