Melchior le bâtisseur

octobre 2004
Chassés d'Algérie, accueillis froidement, des rapatriés ont fondé une ville, Carnoux-en-Provence, pour retrouver des « racines ». Rencontre avec Melchior Calendra, l'un des pionniers de cette épopée provençale.

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« Toute minorité a besoin de se retrouver majoritaire quelque part ». Melchior Calandra n’est plus le fringuant trentenaire qui, avec sa femme et ses trois enfants, a débarqué en France en 1962. Mais l’énergie qui l’a aidé, durant sa vie, à surmonter obstacle après obstacle semble intacte. Frappé par l’exil, il s’est fixé un objectif avec une poignée d’autres rapatriés, pour « réaliser l’impossible », pour s’inventer de nouvelles racines : bâtir une ville, fonder une commune. L’histoire de Melchior Calandra et celle de Carnoux-en-Provence se confondent. En 1954, sur le lieu dit « des Carnoux » desservi par un mauvais chemin de terre, à proximité d’Aubagne et de Cassis, il n’y a presque rien : une bergerie, un bâtiment agricole, 4 habitants. Ce sont des « repliés » du Maroc qui, en créant en 1957 à Casablanca la Coopérative immobilière française, décident de racheter les terres délaissées et d’y fonder une cité. Tout va très vite. En 1958, 250 villas sont déjà sorties de terre. En 1959, le village possède l’eau courante grâce à une station de pompage reliée au canal de Marseille. L’électricité est installée en 1960, le gaz de ville en 1961. Mais tout bascule avec l’arrivée des pieds-noirs en 1962 : Carnoux compte 1200 habitants dès 1964 ! Moins riche que les marocains, mais plus jeunes et très vite numériquement majoritaires, ils vont faire de ce coin de Provence leur nouvelle patrie.

« Ce n’est pas un hasard si l’endroit était désert, explique Melchior Calendra dans le bureau de la mairie dont il est désormais l’adjoint à la culture. Ce n’était qu’un vallon aride battu par les vents. Regardez ! Aujourd’hui tout est verdoyant. Chaque nouvel arrivant devait planter cinq arbres d’essences différentes. Nous avons créé un microclimat. » Rarement une ville nouvelle semble autant marquée par l’Histoire. L’hôtel de ville rappelle la bataille menée, en 1963, contre le rattachement de la cité à Aubagne. Cette année-là, au sein du « comité des cinq », désigné par les habitants « par acclamations et à mains levées dans le plus pur style révolutionnaire », Melchior Calendra commence un long combat pour la reconnaissance officielle de la ville comme commune. Ce qui est officiellement acquis en 1966.

Au c?ur de Carnoux se dresse Notre Dame d’Afrique, l’église consacrée en 1965. A l’intérieur, trône une monumentale vierge noire, posée sur une barque sur fond d’un grand drapeau représentant l’Afrique. Tout un symbole. Elle fait l’objet, les 15 août, d’un culte particulier lors d’un pèlerinage national organisé par les associations de rapatriés. Surplombant la ville, le cimetière n’est pas, lui non plus, un lieu tout à fait ordinaire. Un mémorial d’Outre Mer y honore la mémoire des morts d’Indochine et d’Afrique du Nord. Surtout, lors de sa fondation en 1967, il était le seul cimetière de France où il suffisait de posséder un titre de rapatriement pour être enterré. En 1980, sur 688 morts y reposant, plus de 400 n’avaient pas vécu dans la commune. Privilège désormais réservé aux seuls Carnussiens. « Il ne se passe pas un mois sans qu’un rapatrié téléphone en espérant pouvoir être enterré ici, constate Melchior Calendra. Je connais des gens qui ont acheté une villa juste pour obtenir une concession. »

Enseignant en Algérie, commerçant à Carnoux, aujourd’hui retraité et élu, président de Carnoux racines, association regroupant « des français d’Afrique du nord » qui au titre de ses « réalisations » mentionne la « dénonciation de toutes contrevérités et désinformations relatives à la mémoire des pieds-noirs » – 2550 adhérents ! – Melchior Calendra « n’a surtout pas de remords, juste quelques regrets mais c’est moins grave ». Des regrets ? « On est toujours allé à la rencontre des provençaux. Pendant longtemps, ils ne sont pas venus à la nôtre. » Il y a désormais 7200 habitants à Carnoux et plus aucun terrain à bâtir. Aux côtés des boulevards du maréchal Lyautey et autres avenues Maréchal de Lattre de Tassigny coexistent des allées « lou gabian » et des avenues Vincent Scotto. La cité, à proximité de l’agglomération marseillaise, se banalise. Mais Carnoux reste Carnoux. « On y vient, encore aujourd’hui, parce que cela représente quelque chose. Beaucoup de gens n’y ont toujours pas l’accent méridional. »

Sur « l’actualité » pied-noir – les visites des rapatriés dans les cimetières en Algérie, la question lancinante de l’indemnisation, le spectacle musical d’Arcady – Melchior Calendra refuse de s’exprimer et d’expliquer les motifs d’un tel silence. Avant que le passé, brusquement, en vrac, ne resurgisse : « De Gaulle a voulu devenir le leader du tiers monde et nous a abandonné. Il faudrait prendre le temps d’expliquer qui nous étions, que les gros colons étaient moins de 2 % et habitaient souvent Paris. Il faudrait revenir sur les erreurs. Comme celle d’avoir accordé la nationalité française aux juifs et pas aux musulmans… » Sous le calme apparent d’une ville paisible, les blessures restent vives. Et demeure la nostalgie, discrète mais tenace, de l’Algérie. « Ici, comme là-bas, confie Melchior Calendra, il y a le soleil. On sent la présence de la mer. Les premières années, j’allais l’observer tous les jours sur la colline. Ici, c’est désormais chez moi. Quand on a été congédié, il faut avoir de l’amour propre. On ne se retourne pas. Je n’irai plus jamais en Algérie. »

Michel Gairaud

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