Brovès, village fantôme humilié

octobre 2011
Vidé de sa population il y a plus de 35 ans pour laisser la place aux militaires du camp de Canjuers (Var), le village de Brovès, qu’une association espère toujours pouvoir préserver, est aujourd’hui menacé d’une seconde mort. Reportage.

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Brovès, avec sa beauté grise et sa douceur morne, c’est un peu « Oradour-en-Provence ». Gisant quelque part dans le Haut-Var, au bord de la départementale 25, le village fantôme accueille ceux qui s’y égarent par un étrange panneau de bienvenue, cloué sur un vieil arbre : « Interdiction de pénétrer. DANGER DE MORT. » Ici, le clocher n’a plus de cloche. Les corbeaux sonnent les heures. Le temps a défoncé les toitures, brisé les tuiles, lézardé l’église, enseveli le lavoir, pulvérisé d’énormes poutres et détruit les façades des vieilles fermes. Tout cela, accéléré par les rapines de des pillards venus voler pierres de taille, ferronnerie et tuiles anciennes.

Un ancien villageois ne se revendiquant d’aucune association – détail important – témoigne anonymement : « La valeur des choses volées est inestimable. Pour tout emporter, tuiles ou pierres d’angle, il a fallu des camions entiers. Je n’exagère pas. Cela n’a pu se faire qu’avec la complicité des militaires qui n’ont rien fait pour surveiller le village. » Complicité ou pas, en 2005, le colonel responsable du camp a exprimé dans Var-Matin sa volonté de mettre fin à l’agonie, en rasant le village. Une seule condition : « que les anciens de Brovès soient d’accord ». Sentant le vent du boulet de démolition, une association s’est donc vite créée pour s’opposer aux bulldozers.

N’est plus né à l’adresse indiquée

Déjà peuplé au IXe siècle, Brovès compte près de 300 âmes au XIXe. « Nos maisons familiales se transmettaient de génération en génération, raconte l’ancien Brovésien. La vie y était rude, mais ce village était un havre de paix. » Jusqu’à ce que, en 1955, la mise à l’étude du camp militaire de Canjuers débute. Les « nécessités stratégiques » de la guerre froide rendent les soudards gloutons. En 1963, les choses s’accélèrent. Pompidou fait une déclaration à Toulon et déroule un tapis vert de 35 000 hectares aux chenilles des zincs. Après l’arrêté ordonnant une enquête publique, les Brovésiens portent naïvement toutes leurs doléances dans le cahier de leur mairie. Cinq jours plus tard, le commissaire enquêteur rend un avis favorable à l’installation du camp. Malgré de multiples protestations, les expropriations débutent. Et, le 4 août 1970, la mairie ferme.

Brovès n’a plus d’existence légale. Par un procédé kafkaïen, les citoyens nés à Brovès qui renouvelleront par la suite leurs papiers d’identité trouveront leurs documents estampillés… « né à Seillans », commune voisine à laquelle Brovès est rattachée. Durant toute la mobilisation, le « Vieux Lion », Édouard Soldani, qui fut sénateur, maire de Draguignan et président du conseil général, défendra ardemment la création du camp. Le « socialiste » se fera même fin diplomate en proclamant : « Que les villageois de Brovès se rassurent, leurs filles pourront se marier avec les militaires ! »

Présidée actuellement par Liliane Brun, native du village, l’association des Anciens et amis de Brovès a pour mission de préserver le village ainsi qu’un lien de convivialité entre les derniers témoins. Lorsque Liliane Brun évoque la violence de l’expropriation, c’est avec beaucoup d’émotion. « Les derniers Brovésiens attendaient logiquement que leurs maisons “de rechange” soient construites à Seillans pour partir. Mais, en 1974, avant la fin des constructions, ils ont reçu une lettre leur demandant de tout quitter dans les quatre jours. Ils n’eurent pas même le droit d’emporter portes ou volets, devenus “propriétés de l’armée”. Tout sera pillé par la suite. La scène fut terrible. Les militaires, des jeunes appelés, enfournaient les meubles dans les camions bâchés. J’ai vu mon père pleurer. Je suis allée rendre la clef de la maison moi-même car il n’avait pas la force d’y aller. » Mais quand on évoque avec elle la gestion militaire actuelle, aucune critique ne point. « À l’heure actuelle, ils font ce qu’ils peuvent. Le commandant Creuly, avec qui nous échangeons, est un homme sensible. Les militaires d’aujourd’hui ne sont pas les responsables d’hier. Nous devons garder de bons contacts avec eux. C’est notre seule chance de préserver le village. »

« Les militaires sont tout-puissants »

La restauration nourrit en effet l’espoir de l’association. Mais il faudrait 300 000 euros, chiffre non officiel, pour permettre à la seule église de ne pas s’effondrer. Le commandant Creuly, en charge du patrimoine du camp de Canjuers, évoque les projets : « L’armée a financé une étude patrimoniale complète du village, réalisée par les architectes des bâtiments de France. Il est question de mettre le village en sécurité, mais pas de le restaurer, car il n’y a pas de fonds. Préserver les maisons nous permettrait d’en faire des zones d’observation pour nos activités. La dépense est mise en programmation. Mais c’est du très long terme, cela concerne les prochaines années. En revanche, les financements de la restauration de l’église sont à trouver ailleurs, car nous n’en avons aucun usage. » Une église dont la disparition de la cloche n’évoque que des cambrioleurs aguerris au monter de corde…

« Il y avait deux cloches, une petite et une grosse, explique le commandant. La grosse a été démontée avant l’expropriation. Une rumeur dit que la petite a été récupérée par un régiment de parachutistes de Tarbes. Si un jour on retape l’église, je me renseignerai afin de la faire revenir. » Pour Liliane Brun, « plus le temps passe, plus le village est endommagé. Ces cinq dernières années ont été pires que les trente précédentes. Il faut agir vite ». Les projets de mise en sécurité ou de restauration étant au point mort, le clocher de Brovès ressemble donc pour l’heure à un long légume orange poussant dans la terre – certes, la carotte rend aimable.

Annie Bruel écrivaine régionaliste prolixe, a consacré un roman à Brovès. Mais ses ruines ne l’inspirent plus. « Je suis âgée et je veux passer mes vieux jours tranquille », confie-t-elle. Après une longue bouffée de cigarette, et tout en caressant sa chienne Fifille assise sur ses genoux, elle souffle, désespérée : « Les militaires sont tout-puissants, on ne peut pas lutter. »

Le cynisme veut que Brovès n’ait même plus de cimetière. Il ne reste de ses ancêtres que des fragments déterrés et catapultés par des spécialistes de la balistique à 35 kilomètres. Depuis lors, un ossuaire grossier jouxte un lotissement renommé pompeusement « Hameau de Brovès-en-Seillans ». S’y trouvent également déportés le monument aux morts de 14-18, ainsi qu’une magnifique fontaine ancienne raccordée à un odieux tuyau de caoutchouc jaune. Pourtant, l’histoire prend parfois de curieux tournants. Brovès, en inconnu célèbre, a rencontré un grand succès en 1999. Gérard Oury y a tourné son remake de Pagnol, Le Schpountz, avec Smaïn dans le premier rôle.

Une publicité de recrutement pour l’armée de Terre y a également été filmée en décembre 2003. « Devenir mécanicien… Et se mettre au service de la paix », entend-on sous le sifflement des balles, alors que des populations civiles courent, terrorisées. Dans le spot TV, les ruines provençales représentent sans scrupules un Kosovo low cost. La propagande par le méfait ? Si les restaurations ne débutent pas rapidement, le village ne sera bientôt plus qu’un essaim de pierres. Mais n’allez pas en jeter une aux militaires, tudieu ! À Brovès, ils en ont suffisamment récolté seuls.

Par Jean-Baptiste Malet

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