Des femmes, leurs luttes, leurs « murs »
Quand on évoque le 8 mars, Nadia est formelle : « c’est notre journée, un symbole. » Pour Hafida, plutôt un bon souvenir d’école buissonnière : « en Algérie où j’ai fait ma scolarité, ce jour-là, toutes les femmes-professeurs prenaient leur après-midi ! » Merci l’Onu. Enfin presque. Car si c’est bien aux Nations-Unies que l’on doit l’existence officielle d’une Journée internationale de la femme « à observer n’importe quel jour de l’année par les États Membres, conformément à leurs traditions historiques et nationales » comme l’avait préconisée l’Assemblée générale en 1977, le 8 mars s’ancre dans une histoire plus subversive que ne l’est le label onusien : celle des manifestations de femmes ouvrières, qui fin XIXe – début XXe, se sont mobilisées, notamment en Europe et aux Etats-Unis, pour leurs droits et l’amélioration de leurs conditions de travail. Le 8 mars plonge ses racines dans l’histoire de ces luttes féministes.
La bonne épouse…
Des luttes que Djaida, Hafida, Nadia et leurs amies trouvent plutôt légitimes tout en les observant… de loin. Depuis quelques années, ces Marseillaises âgées de 40 à 50 ans passent plusieurs demi-journées par semaine à l’Agora de la Busserine, Quartiers Nord, 14ème arrondissement. Elles ont le temps : qu’elles soient mères au foyer ou aide-ménagères, aucune ne travaille à temps plein. Réunies au sein du groupe Femmes en action, toutes ou presque ont la nationalité française, la plupart sont aussi algériennes ; une est tunisienne ; la doyenne, Zora, 65 ans, est marocaine.
« L’une d’entre elles m’a dit un jour que ce groupe était une véritable thérapie, confie Farah Rahou, 25 ans, qui anime le groupe depuis le mois de juin dernier. Mais pour la plupart, il est surtout l’occasion de sortir un peu de chez elles. » On parle, ce mardi, de féminisme. Elles sont sept autour de la table. D’emblée, et de manière plutôt unanime, c’est « la bonne-épouse-qui-s’occupe-bien-de-ses-enfants » qui est valorisée. Mais quand Farida la volubile, 44 ans, mariée, 4 enfants, commence à disserter sur le thème « on fait tout ça [s’occuper de la maison, des enfants, des tâches domestiques, des courses, etc…] parce qu’on le veut bien, on ne nous force pas » et « ce qui est important c’est d’être reconnue à notre juste valeur par notre mari », Nassera, le regard fatigué, sort de son silence pour se désolidariser de ce « on » dans lequel elle ne se reconnaît pas : « Non ! On aimerait aussi faire des choses pour nous, sortir toutes seules. Ce n’est pas vrai qu’on aime cette routine. On a pris l’habitude mais en fait il y’en a marre, on veut vivre… Mais il y a… comme des murs. » Les bras lui en tombent. Les autres acquiescent spontanément.
… survit au foyer.
Des murs ? Toutes évoquent les traditions, les tâches liées au statut de mère de famille, le poids du patriarcat. Se disant sans exceptions « musulmanes pratiquantes », elles ne considèrent pas la religion comme l’un de ces murs, la voient même plutôt comme un recours moral. Mais relèvent que le statut économique est, lui, déterminant. « On n’est pas des riches », résume Djaida, 50 ans, mère et jeune grand-mère. « Moi j’aimerai aller à Tahiti, dans les îles, voir autre chose, s’énerve Nadia, 46 ans, également mère au foyer. Et pas tout le temps retourner à Alger, Alger, Alger… J’aimerai emmener mes enfants à Disneyland, être sûre qu’ils pourront aller en Amérique. Mais je n’ai pas les moyens. » S’organiser pour aller vers l’émancipation économique ? Djaida ne veut pas rejoindre un groupe structuré de femmes. « J’aurais trop peur d’apprendre des choses qui vont à l’encontre de ce qu’il faut faire ! »
« Nos combats, on les mène chacune dans nos foyers », tranche Nadia qui dit « survivre » aux côtés d’un mari dont elle n’a pas voulu divorcer pour que ses enfants aient « un père à la maison ». Lorsqu’elle a commencé à travailler avec le groupe, Farah a été surprise de les voir toujours mettre en avant leur rôle de mère. « J’ai introduit de nouvelles questions ; c’est quoi le plaisir pour vous ? Votre plaisir ? J’ai essayé de les faire s’interroger là-dessus. L’objectif pour moi, c’est qu’elles se retrouvent ici en tant que femmes, pas en tant que mères. Après, leurs luttes, c’est pas simple… J’ai le sentiment qu’effectivement chacune mène les siennes dans son cadre familial. Et que souvent, c’est à travers leurs filles que ça se passe. Elles veillent à ce que ce qu’elles ne se retrouvent pas face aux mêmes murs. » Et en attendant, n’oublient pas de saluer le 8 mars. Même Djaida qui, avoue-t-elle dans un sourire amusé, est sûre de ne jamais oublier cette date. C’est… l’anniversaire de son mari.
Emmanuel Riondé