Six parcours, six regards

octobre 2005
Tahar Eddam ? Abel Djerari ? Nassera Benmarnia ? Kader Bekkar ? Kheïra Namane ? Houriya Mekrelouf

Tahar Eddam

Patron d’une agence immobilière, il regrette l’indifférence des pouvoirs publics à l’égard des chefs d’entreprises d’origine algérienne.

« Je suis un Marseillais qui boit de la menthe à l’heure du pastis »

Les journalistes aiment bien coller des étiquettes. Il y a quelques années, L’Express a présenté Tahar Eddam comme le prototype du « beurgeois » – immigrés ou Français de parents étrangers ayant socialement réussi. « Cela n’a pas beaucoup de sens. En parlant de ma belle villa, de ma grosse Mercedes, ils ont surtout failli m’attirer des ennuis avec le fisc », s’amuse le patron de l’agence immobilière « Immofino ». Pourtant, cet « hommage » de la presse nationale n’a pas donné des idées aux journalistes marseillais. « J’achète La Provence depuis 23 ans – le journal ne s’appelait pas encore comme ça – et je n’ai du y lire en tout et pour tout qu’une dizaine de portraits positifs sur des gens issus comme moi de l’immigration. Modestement, je crois que je pourrais servir d’exemple mais cela ne semble pas passionner grand monde. » Son parcours s’apparente à une véritable « success story ». Tahar Eddam avait 10 ans quand il est arrivé en France. Analphabète, il a gravi un à un les échelons. Avant de fonder sa PME. Il a gardé la double nationalité, « un choix de sagesse ». Aujourd’hui, c’est un homme en colère. « Ni les autorités algériennes, ni les élus de notre région n’ont vraiment pris conscience du savoir faire, de l’utilité, de notre expérience de chefs d’entreprises d’origine algérienne. Leurs virées à Alger ressemblent plus à du tourisme qu’à des voyages d’affaire. » Pour le promoteur immobilier, les obstacles sont de diverses natures : le poids de l’histoire – « la guerre d’Algérie reste un tabou dont il faudra bien faire le deuil », la crainte des politiques de braquer leurs électeurs xénophobes – « il est toujours plus facile pour eux de faire plaisir à Paul ou Pierre qu’à Tahar ou Fatima », le « fantasme » qui serait largement partagé « d’un complot communautaire » dès que des Algériens tentent de se regrouper pour faire entendre leur point de vue. « Avez-vous vu le drapeau algérien déployé ici ? Les seules couleurs sont celles de l’OM. » Et de conclure par une image : « je suis marseillais, je vais à la plage, j’hurle comme les autres au stade mais je bois de la menthe à l’heure du pastis. »

Abel Djerari

Elu d’arrondissement, il prône plus d’échanges économiques avec l’Algérie. Et dénonce toute forme de discrimination en France.

« Je ne réclame pas qu’on me reconnaisse Français. Je le suis »

« Même si j’ai grandi en Provence, sur la terre de Pagnol, j’ai été élevé dans un foyer algérien. » Abel Djerari est adjoint au maire des 11ème et 12ème arrondissements de Marseille « délégué au partenariat avec les pays méditerranéens ». L’Algérie, pour ce Français né à Istres en 1953, c’est d’abord ses parents, la famille, des souvenirs d’enfance et de vacances. C’est aujourd’hui, à ses yeux, un pays dynamique, « qui s’ouvre au monde », qu’il visite régulièrement en tentant d’y promouvoir les petites et moyennes entreprises de la région. « En Algérie, je rencontre des chefs d’entreprises qui disent préférer travailler avec des Français, dont ils partagent la langue et une culture commune, qu’avec des Américains. Mais ils sont plus présents que nous. » Abel Djerari est aussi connu pour son engagement politique atypique. Associé – sans être affilié à l’UMP ou l’UDF – à la majorité municipale de droite marseillaise, il a présenté et conduit une liste indépendante lors des dernières élections régionales. Avec 0,39 % des suffrages exprimés (7021 voix), on ne peut pas parler d’un triomphe. Mais il annonce son intention de récidiver à Marseille aux municipales en 2008. La forte présence de Français d’origine étrangère sur sa liste a valu à sa démarche d’être taxée de communautariste. Ce qui a le don de l’irriter. « Je ne demande pas qu’on me reconnaisse Français. J’ai dépassé ce stade-là. Je suis Français et je réclame que tous, quelle que soit la couleur de leur peau, leur origine religieuse ou celle de leurs parents, bénéficient des mêmes droits sur le plan économique, politique et social. » Il y a encore du travail ! Lorsque Jean-Claude Gaudin et la ville de Marseille ont organisé un grand voyage d’une semaine en Chine, invitant 300 entrepreneurs et représentants de la société civile, aucun entrepreneur d’origine algérienne n’a été convié. Pas plus qu’Abel Djerari. Qui continuera pour autant à réclamer « plus d’égalité, de fraternité et d’égalité ».

Nassera Benmarnia

Directrice de l’Union des familles musulmanes des Bouches-du-Rhône, elle est convaincue que le temps joue en faveur d’une réconciliation culturelle.

« Décoloniser les esprits des deux côtés. »

« Entre l’Algérie et ici, c’est un peu « je t’aime, moi non plus ». » Nassera Benmarnia n’est pas du genre à céder au pessimisme. Le colonialisme, la guerre d’Algérie, ces liens historiques vécus comme des obstacles pourraient devenir des atouts. « La douleur s’atténue et les passions s’apaisent. Les cicatrices vont sans doute pouvoir se refermer. Des fils de harkis dialoguent aujourd’hui avec des enfants d’immigrés algériens. Les pieds-noirs qui retournent en Algérie constatent qu’ils ne sont pas haïs. » La directrice de l’Union des familles musulmanes (UFM) était au côté de Michel Vauzelle, en juin dernier, lors du déplacement officiel à Alger. « Le travail des associations a commencé bien avant que les institutions ne s’en mêlent, mais la rareté des visas freine nos projets. Ce type de démarche peut être un accélérateur. » L’action de l’UFM est surtout de type humanitaire. Mais elle souhaite développer des projets avec la fondation Abd El-Kader à Alger. « Les jeunes issus de l’immigration dans les cités sont en grande souffrance. Il est bon de leur faire savoir, à travers ce personnage historique, qu’ils sont issus d’un grand peuple. Ils sont persuadés, au contraire, d’appartenir à une sous culture. » Selon Nassera Benmarnia, le plus important est de faire reculer l’ignorance et la peur. La double nationalité, option offerte également aux Portugais ou aux Italiens, ne suscite par exemple des interrogations que concernant les Algériens. « Il est nécessaire de décoloniser les esprits des deux côtés, de cesser d’essayer de chercher à savoir qui appartient à qui, qui domine l’autre. » L’UFM, l’an dernier, a piloté une initiative inédite à Marseille : une fête laïque avec débats et concerts aux Docks des Suds à l’occasion de l’Aïd El Kébir, souvent réduite par les médias à des scènes de sacrifice et de prières. « Avec le temps, c’est inévitable et c’est une chance : notre région comprendra que c’est au Sud que son avenir se trouve et pas au Nord. » 00rv18franck-a.jpg

Kader Bekkar

Ecrivain mais aussi délégué général de Medcoop, il ?uvre pour de véritables coopérations décentralisées

« Construisons ensemble notre Méditerranée. »

Il y a au moins deux hommes en Kader Bekkar. Le délégué général de Medcoop, très officiel « collectif pour le développement de la coopération décentralisée en Méditerranée ». Et puis l’écrivain, auteur de L’Enigme du gaucher, roman initiatique sur l’âge d’or de l’islam en Egypte au 11ème siècle, et de La grotte de l’araignée, décrivant le parcours d’un tirailleur algérien découvrant l’Europe durant la seconde guerre mondiale. Le délégué général parle avec conviction et pédagogie de sa mission : défendre des formes de coopération qui excluent « le misérabilisme, l’assistanat, le paternalisme ». L’accélération perceptible des échanges s’explique, selon lui, avant tout par un changement d’état d’esprit côté algérien. « Là-bas, les gens ont une relation très complexe avec la France mais regardent maintenant vers l’avenir. Ils ont tourné la page. Côté français, il y a encore beaucoup de fantasmes. » L’auteur laisse plus librement s’exprimer ses indignations. « Le statut de la langue arabe dans la région est éclairant. Le jour où son enseignement ne sera plus réservé aux seuls immigrés, sera le signe que quelque chose a enfin bougé. » Né à Sétif mais arrivé très jeune en France, Kader Bekkar a opté pour la seule nationalité française. « Mon véritable univers. » Mais la frilosité de la France n’en finit pas de l’étonner. Celle qui a, par exemple, en imposant une politique restrictive des visas, tué les échanges informels (lire en page 10) qui faisaient la richesse du quartier Belsunce et de Marseille. « Notre pays s’est rallié à des thèses très sécuritaires vis-à-vis des pays de la Méditerranée. En clair, comme si chaque maghrébin qui entre en France étaient potentiellement un terroriste. » Tout en affirmant la nécessité de réguler l’immigration, Kader Bekkar, l’auteur et le délégué général à l’unisson, exprime un v?ux : « A l’heure de la mondialisation où les échanges ne font que croître, arrêtons de délirer. Construisons ensemble notre Méditerranée. »

(L’Enigme du gaucher, aux éditions Cheminement La grotte de l’araignée, aux éditions Hermé)

Kheïra Namane

Présidente de « Méditerranée Algérie », elle défend le principe d’une coopération solidaire.

« Je me suis réappropriée l’Algérie qu’on ne m’avait jamais donnée. »

Méditerrannée-Algérie. C’est le nom de l’association que préside Kheïra Namane. C’est aussi l’histoire de sa vie. « Je suis née en mer sur un bateau entre Marseille et Oran. A l’époque, au début des années 50, les femmes immigrées allaient accoucher au pays. Ma mère n’a pas eu le temps d’attendre ! » C’est sur les rives françaises de la Méditerranée qu’elle construit d’abord sa vie. Sans opter tout de suite pour la binationalité. « Implantée depuis la nuit des temps dans la vie associative marseillaise », elle s’intéresse très vite à l’Algérie. D’abord en dénonçant, en 1984, les dérives anti-démocratiques de ses dirigeants, la pratique de la torture. Elle est classée comme opposante. L’adoption de la nouvelle constitution algérienne, en 1990, est un tournant. « C’est à la fois l’époque des massacres intégristes mais aussi celle de l’émergence de la société civile. Avec des amis, pendant ces années noires, nous avons commencé à mettre en place une chaîne de solidarité. » Kheïra Namane et ses amis prennent la nationalité algérienne afin de faciliter leur action. Le travail humanitaire débouche sur la création de l’association « Méditerranée-Algérie », formalisée en 1997, pour promouvoir une coopération solidaire. Par exemple en fournissant une expertise afin d’aider le jeune secteur associatif algérien à s’organiser. Pour qu’il s’inspire d’un savoir faire que la France a mis un siècle à constituer. « Je continue à protester quand c’est nécessaire comme en soutenant les Algériennes qui réclament justice contre les violeurs. Mais pour moi le temps de la seule critique est révolu. Il faut aider avant tout ce pays à se construire. La démocratie ce n’est pas un décret, une constitution, c’est une culture. » Parmi les réalisations de « Méditerranée-Algérie » : le festival international du raï à Oran, désormais autonome. L’association, avec l’appui du Conseil régional, va maintenant essayer de promouvoir le développement économique par la micro-finance. « Mon action associative m’a permis de récupérer une partie de mon identité, un manque culturel. Je me suis réappropriée l’Algérie que je n’avais jamais eue et qu’on ne m’avait jamais donnée. » Au point, aujourd’hui, de changer de port d’attache pour passer « une retraite paisible en Algérie », près d’Oran, dans un petit village au nom très symbolique : « El Ançor », la source… Un retour au pays qui, selon elle, pourrait être de plus en plus envisagé. « Mes enfants subissent un racisme que je n’ai jamais eu à supporter. Moi seule, j’ai connu la France terre d’accueil, l’école de la République. Mieux vaudrait parler maintenant d’une école du rejet. Se loger, travailler, devient de plus en plus difficile pour les français d’origine algérienne. Comment s’étonner ensuite que des jeunes sifflent la Marseillaise ? » Mais Kheïra Namane n’a pas encore plié bagages. Et dit ne vouloir jamais renoncer à construire des ponts entre les deux rives. « Même quand je serai là-bas, je ne quitterai jamais Marseille. Ma ville. Dont je peux vous parler durant des heures de chaque rue. »

Houriya Mekrelouf

Présidente du Mrap-Marseille, elle souhaite que l’on conditionne tout partenariat avec l’Algérie à une véritable démocratisation du régime.

« Je suis le produit de l’Histoire et je l’assume. »

« Mes liens avec l’Algérie sont militants. » Houriya Mekrelouf est tombée dans la marmite du militantisme quand elle était toute petite. C’est peut-être pourquoi l’énergique présidente du Mrap à Marseille (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) semble n’avoir jamais besoin de potion magique pour mener de front tous ses combats. Française – elle est née dans la Drôme -, porter aussi la nationalité algérienne est à ses yeux une évidence. « Quand on a des parents qui se sont battus pour l’indépendance, pour la révolution algérienne, pour obtenir leur identité, la question ne se pose pas. Je suis aussi algérienne que française. Je revendique complètement ma double culture. Je suis le produit de ce siècle, de l’Histoire, et je l’assume. C’est une richesse extraordinaire. » En 1984, elle combat le Code de la famille qui « fait des femmes des êtres inférieurs mineurs à vie ». Lorsque la « guerre civile » éclate dans les années 1990, elle se mobilise pour aider les victimes du terrorisme et pour les accueillir dans leur exil. « Les médecins, les psychanalystes, les démocrates, surtout des femmes, ont été massacrés. Tous ceux qui voulaient moderniser le pays. » De cette action est née la Mafed (Marseille Algérie femmes et démocratie). Avec le Rap (Rassemblement pour une Algérie progressiste) et le Mrap, ils ont appelé au boycott du référendum de réconciliation nationale organisé par Bouteflika. « Tout le monde veut la paix. Mais est-ce possible sans justice ? » Contrairement à de nombreux Algériens qui saluent la volonté de rapprochement vers l’autre rive exprimée par les élus régionaux, Houriya Mekrelouf doute. « Je n’ai jamais entendu un seul homme politique intervenir courageusement en évoquant la question de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes en Algérie. Paca devrait être à l’avant-garde des relations avec les Algériens mais à condition de tendre la main aux démocrates qui là-bas cherchent désespérément du soutien. » Pour lever le poids que l’Histoire fait peser sur les relations entre la France et l’Algérie, réclamer seulement que la première se repente de son passé colonial ne serait pas suffisant : « La révolution algérienne a été confisquée par des mafieux. Vont-ils demander pardon eux aussi ? » Houriya Mekrelouf mène aussi des batailles en France. Au risque de déranger y compris dans les propres rangs du Mrap, en désignant le port du voile « comme une régression intolérable », en fustigeant « l’islam rigoriste qui transforme certains quartiers ». Déranger ? Elle s’en moque. Et ne porte qu’un drapeau : « l’internationalisme ».

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