Patrick Ricard, PDG du groupe Pernod-Ricard

septembre 2007
Il gère l'héritage depuis 30 ans. Ça s'arrose.

La vie en cirrhose 19rv44trax_ricard.jpg« Bou-rrés à toute heure, soutien aux viticulteurs ! » Eh bien oui, je suis solidaire de nos amis des vignes, qui traversent une passe difficile. Avec toutes ces législations qui font qu’on ne peut plus prendre un verre avant de prendre le volant, que la pub est interdite… Les temps sont durs. Enfin, pas trop pour moi, je vous remercie. Depuis que j’ai repris la boîte de papa en 1978, j’en ai fait le deuxième groupe mondial des boissons alcoolisées, doublant de taille tous les sept ans, avec une progression boursière de 350 %. Mon plus gros coup, c’était en 2005, avec le rachat d’Allied Domecq, un de mes principaux concurrents. Outre le fameux pastaga, j’ai dans mon escarcelle les whiskies Chivas et Ballantine’s, le cognac Martell, les champagnes Mumm et Perrier-Jouët, le rhum Havana Club et j’en oublie. Là, je louche sur la vodka : l’Absolut suédoise et la Stolichnaya russe. Très porteur, la vodka, avec ce qu’ils s’enfilent ces saoulards de Slaves ! Mais la locomotive, le marché du futur, c’est l’Asie, avec les parvenus Chinetoques qui trouvent plus chic de se bourrer au whisky et au cognac qu’avec leur tord-boyaux local. Comme c’est beau, la mondialisation ! Mais commençons par la genèse. Au début, il y a Dieu le Père, alchimiste suprême, qui crée dans son alambic le nectar des dieux. L’absinthe est interdite, il faut désormais lui trouver un succédané. Le pastaga est né. Papa est très fort en marketing, il fait un max de pub (les pichets, cendriers, bobs, casquettes etc.). Il colle même une pièce trouée au fond de la bouteille afin d’inciter à la boire plus vite pour courir en acheter une autre, et j’en passe. De son voyage aux Etats-Unis, il ramènera le sponsoring. Tour de France, concerts gratuits de Tino Rossi ou d’Annie Cordy… Recette éprouvée que nous continuons à employer. On inonde les soirées étudiantes (1), les « événements culturels » type Fiesta des Suds, bref tous les lieux où l’on se bourre allègrement la gueule. On file aussi du pognon à l’art contemporain, à la protection pour l’environnement, par le biais de fondations. Cela vous rachète une vertu à peu de frais. Au début, étant le cadet, je n’étais pas l’héritier désigné. De fait, c’est Bernard qui a repris la boîte pour commencer. Mais comme papa ne lui avait laissé les rênes qu’à moitié, ça a vite dégénéré comme dans les tragédies grecques. Mais ce coup-ci, c’est le père qui a eu la peau du fils. J’étais pas bon à l’école, j’ai laissé tomber après la troisième. Mais j’avais constamment papa sur le dos, et puis à la maison, la frontière travail-famille n’existait pas. Quand je me suis retrouvé à 33 ans à reprendre la suite, je n’ai pas fait le malin. J’ai continué à me soumettre gentiment à papa jusqu’à sa mort, il y a dix ans. Je finis d’ailleurs par ressembler à papa, un bon notable de province aux traits épais. Pour vous dire combien je suis fidèle, l’été on se retrouve sur Bendor, l’île en face de Bandol, rachetée par papa. Mais vous le savez bien, la vie n’est pas un lac de pastis tranquille… Voilà que depuis cet été, j’ai de sérieux soucis. Imaginez, un tribunal de New York vient de déclarer recevable une plainte de l’état colombien comme quoi Pernod-Ricard et Diageo (mon rival britannique) auraient travaillé main dans la main avec les cartels colombiens de la drogue. Au début, notre défense, ça a été de déclarer que le tribunal américain était incompétent, afin que l’affaire revienne devant la justice colombienne, si peu prompte à agir, mais tellement sujette à la corruption. Comme ça n’a pas marché, on nie en bloc maintenant. Quoi donc ? Eh bien, en gros, que l’on est des dealers de came comme les autres, avec les mêmes méthodes. On s’en était déjà rendu compte avec les vendeurs de cigarettes (2). D’ailleurs, si l’on en croit nos détracteurs, mais n’en faites rien, nous nous serions inspirés de leurs méthodes. Je vous explique, j’espère que vous êtes à peu près à jeun (mais pas pour longtemps), c’est un peu compliqué. Alors voilà : la coke fabriquée en Colombie est dealée dans les grandes villes des States. Le fric est placé sur des comptes bancaires de prête-noms : la cousine du dealer, par exemple. Ensuite la cousine vire le pognon sur des comptes off shore, à Panama ou ailleurs, moyennant une bonne commission à celui qui blanchit. Ces sociétés-écrans achètent ensuite aux multinationales de l’alcool qu’elles écoulent en contrebande sur le sol colombien. D’après Bogota, on est parfaitement au courant de la combine. Ce qui leur a mis la puce à l’oreille, aux Colombiens, c’est la chute des ventes de gnôle locale au profit du whisky et du gin. Manque à gagner pour les administrations qui financent en partie leurs écoles et hôpitaux grâce à un monopole sur la fabrication d’alcools locaux (3). Comme mon parcours le prouve, ça ne sert à rien d’aller à l’école pour réussir. Il faut juste être plus malin. Mais j’avoue que plus tard, j’aimerais être enterré aux côtés de papa, sur l’île des Embiez, autre acquisition paternelle. Face à la mer, rien que de l’eau, parce que l’alcool à force, ça file mal à la tronche.

Paul Tergaiste

1) Cf le Ravi n°43, page 5.

2) Un bon film sur le sujet : Révélations, de Michael Mann, avec Al Pacino et Russel Crowe

3) Lire Le Monde du 30/07/2007

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