Multiplication miraculeuse des « Ordina 13 » portables

novembre 2004
Pour faire entrer le « 13 » dans l'ère du « collège numérique », Jean-Noël Guérini a employé les grands moyens en distribuant 60 000 ordinateurs portables à tous les élèves de 4e et de 3e du département. Coup de maître ou coup d'esbroufe ?

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Treize fois plutôt qu’une – sur moult supports en papier glacé et affiches placardées à foison aux 13 coins du département – la formidable machine à communiquer du Conseil général des Bouches-du-Rhône l’affirme : grâce au volontarisme éclairé du « sénateur président » Jean-Noël Guérini, avec « Ordina 13 », l’an 1 du « collège numérique » a enfin sonné. « Ordina 13 ? » Questionneront quelques égarés ignorant la bonne nouvelle et tous les malheureux non domiciliés dans le « 13 ». Il s’agit du nom de code d’une opération « unique au monde à une pareille échelle » : prêter gratuitement un ordinateur portable à tous les élèves de 4e et de 3e des collèges publics ou privés sous contrat. C’est-à-dire depuis la rentrée 2003 et jusqu’à ces dernières semaines, la distribution de 60 000 machines… Et ce n’est pas tout. Un nouveau corps de métier est créé : les « accompagnateurs techniques informatique » chargés d’aider les équipes enseignantes et « d’assurer le lien avec le dispositif de maintenance », un « ATI » dans chacun des 130 établissements publics. Soit 154 postes au total cette année (« remplaçants » inclus), tous subventionnés par le département, via la Fédération des amis de l’instruction laïque (FAIL). Autres mesures : chaque collégien dispose à son domicile d’une connexion mensuelle gratuite à Internet de 10 heures ; tous les collèges vont être câblés et équipés de bornes « wi fi » pour permettre le travail en réseau et sans fils ; les établissements seront tous équipés de casiers pour ranger les portables et de divers « périphériques » comme les imprimantes…

« Il fallait foncer »

Tout irait-il donc pour le mieux dans le meilleur des « 13 » possible ? A en croire les principaux acteurs associés au projet, tout juste un an après la mise en ?uvre de l’opération, ce n’est pas loin d’être le cas. « Nous revendiquons pleinement notre participation à Ordina 13, souligne tout de go Vincent Pugliesi, vice-président de la FCPE 13, principale fédération de parents d’élèves, membre du comité de concertation de l’opération. L’objectif de réduction de la fracture numérique est essentiel. L’informatique doit être maîtrisée comme la lecture et l’écriture. Et l’on ne peut pas mettre en place une société avec des gens qui seraient initiés et d’autres pas. » Selon une enquête interne de la FCPE, 95 % des familles déclarent être satisfaites de la mise en ?uvre d’Ordina 13. Les mauvais esprits pourraient être tentés d’attribuer cet enthousiasme aux liens supposés entre la FCPE et le parti socialiste. Sachant que le contrôle de la « fédération 13 » du PS par le « sénateur président » Guérini n’a rien de virtuel… Mais un pareil soupçon ne pèse pas sur la PEEP, second regroupement de parents d’élèves à l’inverse traditionnellement réputé plus proche de la droite. « Ordina 13 s’accompagne d’une démarche de concertation qui n’est pas commune, s’enthousiasme pourtant sans réserves Cécile Vignes, chargée du dossier à la PEEP. Notre point de vue est toujours pris en compte. Bien sûr, il y a eu des bugs mais ce projet s’est voulu volontairement rapide. Nous avons toujours pensé qu’il fallait foncer. Les enfants et les familles sont gagnants. »

« Des outils non demandés »

Des bugs ? « Notre enquête met en évidence une sous-utilisation flagrante des ordinateurs dans les classes », reconnaît Vincent Pugliesi. A cela, le responsable de la FCPE trouve une cause matérielle : la mise en place des réseaux et des câblages dans les collèges a pris près de huit mois de retard sur le calendrier initial. Les portables ont, en effet, été distribués l’an passé avant que les locaux soient emménagés pour faciliter le travail collectif. Mais il y a mieux. La tornade Ordina 13 a fait peu de cas d’un « petit » détail. Dans un collège, fut-il « numérique », il y a encore des programmes, des contenus pédagogiques et… des profs ! « Nous aurions préféré, dans un premier temps, qu’on tente l’expérience dans quelques établissements avant de la diffuser massivement, souligne Serge Pillé du SNES. La grande masse des collègues ne s’est pas approprié cet outil. Le temps de l’éducation n’est pas le même que celui de la politique. » Le principal syndicat enseignant du second degré ne récuse pourtant pas Ordina 13. Le SNES affirme avoir obtenu la garantie que l’opération ne se ferait pas au détriment d’autres investissements. « Il est positif que tous les élèves, quel que soit leur niveau social, puissent ainsi accéder à l’école et chez eux à l’informatique, poursuit Serge Pillé. Mais pour l’instant, honnêtement, ils s’en servent surtout pour écouter des CD et regarder des DVD. Il ne faut pas attendre des miracles pédagogiques dans les 48 heures. Mais le défi mérite d’être relevé ». A Sud Education, le discours est nettement moins policé. « C’est hallucinant de lâcher autant d’argent pour financer des outils non demandés et imposés », déplore Nicolas Caritey, professeur au collège Rostand à Marseille. Il énumère les « ratés » d’un projet qu’il juge « absolument mal ficelé » : des appareils bridés difficilement utilisables ; des élèves qui oublient le jour J leurs portables ou les apportent déchargés ; des « ATI » sous-payés et débordés… Et, par-dessus tout, le syndicaliste formule un grief majeur : « Il n’y a eu aucun travail préalable sur d’éventuels contenus pédagogiques. »

« A quoi sert l’éducation ? »

Personne ne semble pourtant résister longtemps à la déferlante Ordina 13. Se définissant comme un « fervent défenseur de tout ce qui peut développer les technologies de la communication », Gilbert Ceccaldi, parent d’élève à la FCPE, désapprouve une opération « trop brutale et trop massive ». « Je crains qu’au lieu de réduire les inégalités, Ordina 13 ne les accentue car seuls les collèges déjà familiarisés avec l’informatique peuvent faire face à une pareille révolution culturelle », explique-t-il. Mais le même reconnaît aussitôt que sa fille s’est mise à l’informatique grâce au portable estampillé « 13 ». Le collège Rocquecoquille, à Châteaurenard, l’un des rares à ne pas avoir signé l’an passé la convention avec le conseil général, vient de rentrer dans le rang. « Nos locaux sont vétustes, explique Jean-Claude Goget, le principal. Les enseignants ont d’abord refusé un projet qui leur semblait inapproprié alors qu’il manque à notre collège le minimum sur bien des points. Mais je n’ai pas voulu pénaliser les enfants durablement en les privant des portables. » A Marseille, au collège de la Belle de Mai, Ordina 13 s’est aussi imposé après avoir d’abord été refusé : «Les professeurs ont eu le sentiment qu’on mettait la charrue avant les b?ufs, reconnaît Pierre Mora, le principal. Cette année, nous avons fait finalement le choix d’utiliser au mieux cette opportunité. » Même Sud Education, toujours hostile à Ordina 13, reconnaît ne plus essayer de « mener bataille contre un fait accompli ».

« S’il avait fallu prendre en compte les avis des uns et des autres, mettre tout le monde à niveau, il ne se serait jamais rien produit », reste convaincue Cécile Vignes de la PEEP. « L’école n’appartient pas uniquement aux professionnels de l’enseignement, souligne en écho Vincent Pugliesi, de la FCPE. Ordina 13 apporte une ouverture : le portable a vocation à être utilisé en classe mais aussi à favoriser un usage familial et partagé. Dans certains foyers, son arrivée a été fêtée comme un véritable événement. » Une fête qui a un prix. Au conseil général, on parle désormais pour cette « opération menée sur cinq ans qui a débuté en 2003 » d’un coût moyen par élève et par an de 300 euros. Près de 18 millions d’euros chaque année pour les 60 000 collégiens concernés… « Je suis sensible aux discours sur la réduction de la fracture numérique, précise Nicolas Caritey, de Sud. Mais Ordina 13 ne répond pas à la question fondamentale : à quoi sert l’éducation ? A donner de la liberté et du libre arbitre, du sens critique à de futurs citoyens, ou à initier les enfants à des techniques dès le collège dans une logique de ressources humaines. » En attendant, il a quand même trouvé un usage utile à son portable : « Je l’utilise pour mes activités syndicales, c’est très pratique. »

Michel Gairaud

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