La mafia s’invite dans le sud

juillet 2003
La criminalité organisée dans le sud-est a évolué. Finis les pompes en croco et les borsalinos, le bandit moderne est un homme d'affaires qui fricote avec tous les milieux.

Le renforcement de la lutte contre la criminalité organisée et contre le blanchiment d’argent témoigne de la prise de conscience par les milieux politiques et institutionnels de l’ampleur de ces phénomènes en France. Cependant, la loi adaptant la justice aux évolutions de la criminalité apparaît à la fois tardive et insuffisante par rapport aux grands changements du contexte international et à l’infiltration des réseaux mafieux dans l’économie et la politique de certaines régions, comme la région parisienne ou certaines zones de la Région PACA, le Var et les Alpes-Maritimes en particulier.

La France s’est longtemps sentie à l’abri des risques d’extension et de généralisation du phénomène mafieux, tel qu’il s’est vérifié en Italie au cours des années 1980-1990. Une sorte de prétention du contrôle de l’Etat sur ses territoires faisait penser que les risques d’une infiltration durable de la criminalité organisée étaient improbables. Pourtant, depuis quelques années, deux phénomènes auraient dû alerter les pouvoirs publics. Tout d’abord, les réseaux internationaux du crime organisé se sont perfectionnés. Les circuits et les réseaux de trafic de stupéfiants, de la prostitution, du grand blanchiment d’argent, ont toujours opéré à une échelle internationale et les logiques de globalisation des marchés et des échanges n’ont fait qu’accélérer des tendances déjà à l’?uvre. L’arrivée d’une mafia italienne, russe ou des pays de l’ex-Yougoslavie était largement prévisible à la lumière des événements internationaux. D’autre part, la spécialisation économique d’une région comme la Provence-Alpes-Côte d’Azur dans le bâtiment et les infrastructures liées au tourisme, à partir des années 1960-1970, a entraîné une explosion du coût du foncier et de l’immobilier, secteurs générateurs d’énormes plus-values. Dans d’autres pays comme l’Italie, ces secteurs ont historiquement fait le lit du développement des réseaux de blanchiment d’argent et de la mafia. A ces raisons qui favorisent l’implantation de la mafia dans le sud-est, le juge grassois Jean-Pierre Murciano, interrogé par « Le Ravi », ajoute le statut particulier des Sociétés civiles immobilières (SCI) et la proximité de Monaco. Le statut des SCI permet de transférer la propriété d’un bien immobilier par une simple vente sous seing privé des parts de la SCI, et donc de cacher le véritable propriétaire de ce bien. Par exemple, une surveillance policière de la fameuse villa Pellerin avait permis de savoir que Mme Eltsine y venait tous les étés, mais on ne saura que bien plus tard que cette villa appartenait à Arcady Gaidamak, homme d’affaires russe impliqué, notamment, dans l’affaire Falcone. Quant au cas de Monaco, Roger-Louis Bianchini, interrogé par « le Ravi », y voit une nouvelle manifestation de l’inertie de l’Etat français : « La législation existe déjà entre Monaco et la France, des conventions ont été signées, qui prévoient le contrôle par la Banque de France des banques monégasques, mais elles ne sont pas appliquées ».

Corruption et trafic d’influence

Sur ce terreau favorable, la mafia se développe sous la forme de réseaux d’influence incluant aussi bien des personnalités du grand banditisme que des affairistes, des fonctionnaires ou des élus politiques. « Cette mafia là existe sur la Côte d’Azur, elle est même sérieusement implantée », prévient M. Murciano. Et l’immobilier est son terrain de prédilection, selon le mécanisme ainsi décrit par le juge grassois : acquisition d’un terrain, obtention de plus de droits à bâtir et réalisation d’une promotion immobilière qui va permettre d’engranger un bénéfice énorme. Cette infraction nécessite moins des coups de revolver que la participation de personnes différentes selon les stades : hommes de main, hommes d’affaires, banquiers, fonctionnaires chargés d’instruire et de contrôler les dossiers d’urbanisme, policiers, élus… Tous les dossiers financiers importants que le juge Murciano a eu à traiter l’ont conduit à mettre en examen des fonctionnaires (municipaux, préfectoraux, de l’administration fiscale, des policiers), mais aussi des élus. L’ancien sous-préfet de Grasse, entre temps devenu préfet de l’Aude, a ainsi été condamné pour corruption passive, tout comme la directrice de la DDE, dont le mari travaillait pour M. Pellerin, et qui occupait un poste clé, puisqu’elle instruisait les demandes de permis de construire, et conseillait en même temps le procureur en cas d’infraction au code de l’urbanisme. Autre point commun à tous ces dossiers, la présence de loges maçonniques. Certaines loges sont composées exclusivement d’élus, de fonctionnaires qui travaillent avec eux, d’avocats qui s’occupent de ces dossiers, parfois de policiers ou de magistrats. « On a vraiment l’impression, sourit M. Murciano, qu’au moment des agapes, on change de tenue, on oublie le tablier et on fait des affaires ». Cette mafia d’importation étrangère, italienne, russe ou autre, cohabite parfaitement avec le milieu local. « Lorsqu’ils arrivent sur un territoire, décrit R.L. Bianchini, les mafieux s’entendent toujours avec la bande locale. Ils n’interviennent que sur les gros coups, trafic d’armes, la drogue, les cigarettes, les gros hold up et le blanchiment, ils laissent la prostitution, les maisons de jeux clandestines, les machines à sous. C’est toujours en association, jamais contre, ils ne veulent pas avoir de guerre en France. Ils ne s’imposent pas par la terreur, mais par le fric et la corruption. Tuer pour eux, c’est déjà une défaite qui va les gêner »». C’est le visage du grand banditisme qui a changé. Les truands aujourd’hui aspirent à avoir une vie publique et ne veulent plus rester dans la clandestinité. Les frères Perletto, récemment condamnés pour trafic de drogue, avaient créé des sociétés en Roumanie et se présentaient comme des hommes d’affaires. Le juge Murciano raconte que Rolland Courbis avait présenté les Perletto à Robert-Louis Dreyfus, le patron de l’Olympique de Marseille, pour sauver le Rugby Club de Toulon, parce que « ce sont des gens incontournables à Toulon », dixit Courbis. A un moment donné, les mafieux n’ont plus besoin d’être malhonnêtes. Les juges italiens affirment ainsi que « Mani pulite »» est arrivée 10 ans trop tard, l’argent sale avait déjà été recyclé dans des affaires légales .

La politique de l’autruche

Cela fait quelques années déjà que le juge Murciano, les députés d’Aubert et Montebourg, le journaliste Roger-Louis Bianchini et d’autres, mettent en garde les pouvoirs publics contre cette implantation de la mafia en France. Et pourtant, rien ne bouge. Un appel fut lancé à Genève en 1996, et dernièrement encore, à l’initiative de la juge Eva Joly, des magistrats du monde entier ont signé à Paris une déclaration contre la corruption. Eric de Montgolfier, procureur à Nice, réclame à cor et à cri, et sans succès, la création d’un espace judiciaire européen, au moins au niveau des Parquets. Et le député François d’Aubert, auteur d’un rapport parlementaire sur le blanchiment, a reçu une réponse négative à sa demande de création d’un observatoire, pourtant sans aucun moyen de répression. Lorsqu’il avait écrit son ouvrage, M. Bianchini avait pu s’appuyer notamment sur les deux sommets anti-mafia qui avaient réuni des magistrats français et italiens à Aix-en-Provence. Mais depuis 1995, rien. A croire que la mafia n’existe plus. C’est d’ailleurs à cette illusion que risque de conduire la culture des statistiques instaurée par M. Sarkozy dans les services de police. Noter ces services en fonction de leurs résultats ne valorise pas en effet la lutte contre le grand banditisme. Cette lutte est un travail de longue haleine, qui ne se traduit pas en nombre de mandats de dépôt et de personnes déférées. Selon ces seuls critères, qui sont ceux mis en avant par Nicolas Sarkozy, un patron de police a plus intérêt à s’occuper des voleurs à la roulotte, ou des vendeurs de shit, que des mafieux (lire « le Ravi », n° 0). La délinquance se traduit, statistiquement, par des dépôts de plaintes, et le sentiment d’insécurité est entretenu par la hausse des statistiques de la délinquance. En revanche, pour tout ce qui touche au domaine habituel du grand banditisme, c’est-à-dire les stupéfiants, la prostitution, le trafic d’influence, la corruption, le blanchiment d’argent, il n’y a pas de plaignants. Si les services fonctionnent correctement, ils mettent à jour cette délinquance souterraine liée au grand banditisme, mais par là, ils contribuent paradoxalement à l’augmentation des chiffres de la délinquance. Si un service de police fait cent affaires de stups dans l’année, on dira que le trafic augmente, et au contraire, s’il ne fait rien, on pourra dire que le trafic de stups est éradiqué. « C’est ainsi qu’un commissaire de Nice a pu dire il y a quelque mois qu’il n’y avait plus de proxénètes à Nice, parce qu’on n’en a plus interpellé depuis des années », sourit Jean-Pierre Murciano.

La complicité objective

M. Murciano, comme M. Bianchini, avancent la même hypothèse pour expliquer l’inertie des pouvoirs publics français. Selon eux, ce sont les mêmes circuits de blanchiment qui sont utilisés par les mafieux, les hommes d’affaires, les grandes multinationales, les terroristes et les hommes politiques. Le juge Murciano cite l’exemple de la Banque Industrielle de Monaco : « Quand on a découvert ce circuit de blanchiment, on a découvert également que 300 personnalités monégasques et françaises l’utilisaient, dont des affairistes locaux, des nacro-trafiquants, mais aussi des hommes politiques d’envergure nationale ». Il n’est pas étonnant que les mêmes circuits soient utilisés, puisque certains bandits et élus peuvent se retrouver dans les mêmes loges et ont recours aux mêmes conseils des spécialistes du blanchiment et des sociétés étrangères. « Dans un dossier de détournement de fonds impliquant l’émir du Qatar, raconte encore le juge, j’ai été amené à mettre en cause un avocat genevois extrêmement puissant. Et tout d’un coup, je suis dessaisi de l’affaire. Si on m’avait laissé faire, je serais tombé sur des comptes politiques. Après, j’ai su que je ne risquais pas d’aller bien loin, puisque cet avocat gérait tous les comptes de Pellerin, que ce dernier utilisait pour arroser les partis politiques, et depuis peu, on a découvert qu’il gère également la fortune du frère d’Oussama Ben Laden ». La coopération internationale existe pourtant, mais à l’état embryonnaire. Ainsi, dans chaque cour d’appel, un magistrat est chargé de la coopération internationale. Et dans chaque pays de l’Union européenne, un magistrat français assure la liaison entre les juges français et leurs homologues européens. Enfin, Eurojust rassemble quotidiennement des magistrats des différents pays de l’UE pour faciliter l’exécution des commissions rogatoires internationales et voir si des rapprochements entre différentes affaires sont possibles. Mais la coopération judiciaire reste un chemin semé d’embûches. Ainsi, Jacques Toubon, lorsqu’il gardait les Sceaux, avait interdit aux magistrats de communiquer entre eux directement, toutes les commissions rogatoires internationales devant passer par le quai d’Orsay. Plus que de moyens législatifs supplémentaires, les juges attendent de l’Etat de la bonne volonté. « La pénurie de moyens pour la justice est organisée, affirme ainsi le juge Murciano, les gadgets législatifs sont dérisoires, alors qu’il suffirait pour commencer de mettre en place une poignée de juges ou d’officiers de police judiciaire supplémentaires ». Ainsi, à Grasse par exemple, un juge instruit 230 dossiers, en règle générale difficiles, alors que la moyenne nationale tourne autour de 70 dossiers en cours par juge. « Quant à communiquer des informations avec d’autres collègues, on n’a pas le temps », se désole M. Murciano.

Cesare Mattina / Gilles Mortreux

Roger-Louis Bianchini, journaliste à « l’Express », est l’auteur de « Mafia, argent et politique » (éditions du Seuil, 1995). Jean-Pierre Murciano, juge d’instruction à Grasse, a notamment mené l’instruction dans l’affaire Mouillot et dans celle de la villa Pellerin, au cap d’Antibes. Il est l’auteur de « Un juge sur la Côte d’Azur » (Michel Laffont, 2001)

La loi, rien que la loi

Suffira-t-il pour venir à bout de la criminalité organisée que le gouvernement légifère ?

En juin, le Sénat a adopté le projet de loi adaptant la justice aux évolutions de la criminalité, qui doit maintenant repasser devant l’Assemblée nationale. Ce texte, fortement voulu par le Ministre de la Justice Dominique Perben, concerne aussi bien la lutte contre la pollution maritime, les infractions en matière de santé publique, que la répression des discriminations à caractère raciste. Dans ce fourre-tout, un volet concerne plus particulièrement la réorganisation de la justice pour lutter contre la criminalité organisée. Sont prévus un alourdissement de la répression contre les crimes de bande organisée, le renforcement de la lutte contre les infractions économiques et financières et contre le blanchiment d’argent, l’extension du système des « repentis « ainsi que des dispositions visant à améliorer la coopération judiciaire internationale. En ce qui concerne les crimes de bande organisée, la nouvelle loi prévoit un durcissement de la répression, des possibilités accrues de perquisition, et le prolongement de la garde à vue au-delà de 48 heures. Les juges bénéficieront de moyens législatifs adéquats pour mieux connaître la criminalité organisée, grâce notamment à davantage de possibilités en matière d’interceptions téléphoniques, d’infiltrations d’agents, ou de collaboration des « repentis » avec la justice. Pour les mafieux qui collaborent activement avec la justice en dénonçant des faits précis et en dévoilant les mécanismes de fonctionnement des réseaux criminels, un allégement des peines est prévu, ainsi qu’un système de protection pour eux et leur famille. Ce système s’apparente à celui de collaborateurs de justice qui existe depuis une bonne quinzaine d’années en Italie. Or, l’exemple italien conduit à mitiger les résultats d’une législation spéciale en matière de lutte contre la mafia. Certes, on ne peut nier les succès de la magistrature et de la police italienne en matière de répression durant les années 1990 : arrestation et collaboration avec la justice d’un grand nombre d’anciens criminels, assainissement des marchés de concession publique dans plusieurs région du pays et baisse sensible de la corruption. Mais par ailleurs, ce système a pu connaître d’inquiétantes perversions. La création d’une législation spéciale anti-mafia a suspendu certaines garanties républicaines et mis à mal la défense des droits individuels. Le système des « collaborateurs de justice » a permis d’accuser et d’incarcérer de prétendus mafieux presque uniquement sur la base des témoignages de certains « repentis », parfois sans véritables preuves. Mais surtout, la répression judiciaire et policière des phénomènes mafieux n’a pas été accompagnée par un travail sur les racines sociales, économiques et politiques de la criminalité organisée dans les différents territoires concernés. L’influence de la mafia sur certaines régions méridionales s’est transformée sans forcément affaiblir sa présence dans l’économie et la société locale. CM

Lire par ailleurs sur le site du Sénat « Les repentis face à la justice pénale », étude de législation comparée. http://www.senat.fr/lc/lc124/lc124.html

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