Le combat des fiefs

juillet 2004
L'année électorale n'est pas encore terminée, puisque des élections sénatoriales auront lieu à l'automne. Mais on peut déjà constater que les élections 2004 n'ont pas vraiment changé les habitudes de nos élus régionaux : ils n'en ont jamais assez.

En France 87 % des députés exercent un mandat local ; plus de la moitié d’entre eux sont maires ; les autres sont conseillers régionaux ou conseillers généraux (départements). Le phénomène n’est pas nouveau dans l’hémicycle français, puisqu’il date au moins des débuts de la Troisième République, en 1871. Au tournant du siècle, les radicaux puis les socialistes acceptent de jouer le jeu parlementaire dans l’objectif de conquérir le pouvoir. Pour les socialistes, la figure emblématique du député-maire permet de notabiliser les élus, en les faisant apparaître comme des gens responsables, car la bourgeoisie de l’époque ne ménageait pas ses critiques contre ces élus issus des classes populaires. Il fallait répondre aux critiques en apparaissant non pas comme des mauvais gestionnaires dilapidant l’argent des contribuables mais comme des notables dignes de confiance.

De cette époque jusqu’à la décentralisation de 1982, le cumul d’un mandat local et national (député ou sénateur), permettait logiquement de mieux négocier des ressources publiques pour sa commune ou son département. Du coup, le territoire s’est découpé en petits fiefs, tenu de longues années durant par un même élu, soucieux de ne pas laisser arriver sur ses terres un rival trop remuant. Dans ces fiefs, le cumul est devenu une règle : à Marseille par exemple, six maires d’arrondissement sur huit sont députés de la circonscription correspondante. Michel Debré le reconnaissait : « le cumul, tant que ce n’est pas interdit, c’est obligatoire… ».

Faut-il y voir un problème pour notre démocratie ? Si l’on en croit les réflexions proposées par la Convention pour la 6eme république et son porte parole le plus emblématique Arnaud Montebourg, la réponse est oui. Les élus n’arrivent plus à s’investir dans leurs différentes fonctions et font mal leur travail. De plus, le phénomène de cumul bloque l’entrée à de nouveaux aspirants aux fonctions d’élus. Albert Mabileau, chercheur en sciences politiques, propose plusieurs éléments constitutifs d’une logique de cumul. D’abord un nouveau mandat est toujours un indicateur de la réussite de l’élu, aussi bien matérielle (cumul des indemnités) que symbolique (prestige personnel, privilèges sociaux). Plus décisif, il existe une logique électorale qui donne une prime au cumulard : les enquêtes montrent que dans tous les scrutins, le pourcentage de candidats victorieux est toujours plus important pour les cumulants que pour les non-cumulants. Le cumul de mandats offre de surcroît toujours une solution de repli au candidat malheureux, et favorise ainsi la longévité du personnel politique. Pour Guillaume Marrel, chercheur associé à l’Université de Grenoble, la vraie raison du cumul est à trouver dans le combat politique : « C’est un outil de contrôle du terrain électoral. Il ne faut surtout pas laisser le champ libre à l’adversaire ». Auteur d’une thèse sur le cumul des mandats de 1870 à 1958, il observe également une évolution récente : « Le député maire revendique la compétence de Maire pour fabriquer la loi. Et cela correspond à l’impératif de proximité qui envahit le discours politique depuis quelques années. Ces élus parlent du non cumul comme d’une « désincarnation », la création d’un parlementaire « abstrait », « en lévitation » sur sa circonscription ».

Dernier élément d’explication, la logique ancienne qui voulait qu’on obtienne plus de ressources en étant à la fois parlementaire et élu local n’a pas complètement disparu. Elle s’est transformée et déplacée vers l’échelon local : un Maire a grand intérêt à siéger au Conseil Général ou Régional, d’autant plus lorsque tous les grands projets font l’objet de financements croisés. Il n’est alors pas mauvais d’avoir un pied dans chacune de ces institutions pour pouvoir entreprendre quoi que ce soit. Ce qui tend effectivement à scléroser le système politique local.

Etienne Ballan, Pierrick Cezanne Bert, Guilaume Hollard

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Ce que dit la loi :

Les députés, sénateurs et députés européens ne peuvent détenir qu’un seul mandat local parmi les suivants : conseiller régional, conseiller général, conseiller municipal d’une commune de plus de 3500 habitants. Les élus n’étant pas parlementaires peuvent détenir au maximum deux mandats locaux parmi les suivants : conseiller régional, conseiller général, conseiller municipal d’une commune de plus de 3500 habitants Tous les élus ne peuvent exercer qu’une seule fonction exécutive locale parmi les suivantes : président de conseil général, président de conseil régional, maire (quelque soit la taille de la commune), maire d’arrondissement.

Les drogués de l’urne

Pour faire face à la crise de légitimité à laquelle doivent faire face nos élus, ceux-ci ne manquent pas de réponses ou d’explications. C’est ainsi qu’un certain nombre de notions consensuelles viennent régulièrement enrichir les discours des candidats aux nombreux mandats électifs : participation, proximité, concertation, fracture sociale…

Parmi ces discours souvent convenus, la dénonciation du cumul des mandats est en train de devenir un leitmotiv pour une partie du personnel politique. Et les arguments ne manquent pas : incompatibilité des emplois du temps, manque d’assiduité dans les assemblées parlementaires, instrumentalisation de ressources à l’échelle nationale pour consolider des fiefs locaux, blocage du renouvellement du personnel politique, cumul abusif des indemnités…

Mais il y a parfois loin du discours à la réalité. Lionel Jospin avait ainsi instauré une règle devant s’appliquer aux membres de son gouvernement : non cumul entre une fonction ministérielle et une fonction de chef d’exécutif local (président d’un Conseil régional ou Général, maire). Cette règle, reprise par Jacques Chirac en 2002, n’a jamais vraiment été respectée. Ainsi, lors des élections de mars 2004, plus de la moitié du gouvernement s’est engagée dans la campagne régionale ou cantonale : ils étaient 22 sur 38 à briguer un mandat local en plus de leur portefeuille ministériel. De son côté Hubert Falco, maire de Toulon et Secrétaire d’Etat depuis 2002, n’est toujours pas en règle.

La région recèle également quelques élus qui n’ont pas eu peur d’accumuler les mandats au-delà de ce que la loi permet. Ils ont trente jours pour renoncer à un mandat, faute de quoi on leur retirera le dernier mandat obtenu. Mais la plupart jouent la montre : « généralement ils sont allés à l ?élection contre leur gré, pour lâcher leur mandat ensuite à un homme de paille. Ils ne perdent rien à faire traîner les choses… », constate Guillaume Marrel. Nul doute que le Ravi n’est pas le premier à les débusquer, mais il en faut plus pour faire (ré)agir le Ministère de l’Intérieur, chargé de l’application de la règle de non cumul. Bon sang, mais que fait la police ? EB & PB

Entretien avec M. le député-maire

Entre un conseil municipal, une séance de vote à l’Assemblée nationale et une plénière au Conseil régional, M. le député-maire, toujours disponible, toujours souriant, nous a accordé un rendez-vous.

Le Ravi : racontez-nous comment vous êtes devenu élu…

– J’avoue, j’en ai bavé pour devenir élu. Il a fallu d’abord me faire investir par le parti où militait papa. Pour cela, fallait assister à toutes ces réunions assommantes avec les militants. Tous ces vieux croûtons tout juste bons à coller des affiches qui parlent pendant des heures. Mais, que voulez-vous, la première règle que l’on apprend c’est qu’il faut toujours respecter les militants. Papa me l’avait bien dit. Ma première élection, je m’en souviens comme si c’était hier. Un beau travail de terrain. On dirait maintenant un souci de proximité justement récompensé. Mais bon, à l’époque on ne disait pas comme ça.

Vous y alliez seul ?

– Non, non. J’ y allais avec papa, il avait le chéquier de la Mairie, ou peut-être du Conseil général, je ne sais plus. Ou peut-être les deux. On allait voir les vieux avec qui il avait fait la résistance, les commerçants. On promettait des emplois, on donnait des logements sociaux, des permis de construire. Comme je dis souvent, les voix c’est comme les plantes, pour que ça sorte, il faut arroser… Les employés municipaux filaient un bon coup de main (dans tous les sens du terme, ah, ah…). C’était quelque chose la politique à cette époque !

Un succès important que cette première élection, je crois…

– Comme j’ai gagné l’élection trop facile, Maurice, qui était le grand chef… un homme comme ça on n’en fera plus, je lui dois tout… (il soupire). Maurice, il m’a dit : « maintenant petit, ici c’est chez toi ».

Ce qui signifie ?

– Ca voulait dire que tous les mandats du coin étaient pour moi. Mais fallait se faire élire, et en face il y avait le candidat… historique. Au moins 80 ans il avait (rires). Ah, mais lui, pour arroser il savait y faire. Putain, le vieux il m’en a donné du mal. Finalement, je lui ai tout pris. Le mandat de député, sa place à la mairie, son siège au conseil général (là j’ai été obligé d’y mettre ma femme, que voulez-vous : la loi interdit de faire son métier pleinement).

Justement, que pensez-vous du cumul des mandats ?

– J’ai un boulot super. Et puis bon, faut reconnaître, ça paye pas mal. Mais faut bosser… Pas qu’à la permanence. A l’assemblée nationale, je dépose des amendements super balaise juste le jour où il y a les cameras. Sinon je n’y vais pas souvent. Pas le temps. Chez moi, enfin dans mon secteur je veux dire, ça plait aux vieux de me voir à la télé. Quand je suis à Paris, j’ai juste le temps de faire la tournée des ministères pour aller chercher de quoi arroser un peu du coté de chez moi. Et c’est du boulot, y’a carrément la queue. Et zou, l’avion vite fait, et à la maison. En passant par la permanence. Le lendemain, je fonce à la mairie ; Patrick, mon ami d’enfance depuis le lycée, me raconte un peu comment ça se passe. On fait le Conseil Municipal. Ensuite je repasse à la permanence. Je téléphone à Ange qui siège au conseil régional. Ange, il me doit tout : sans moi il aurait jamais eu une place sur la liste. Alors, à la permanence, quand j’ai des trucs trop galère, il arrange ça avec ses relations de la région. Sinon, je demande à ma femme qui me remplace au conseil général. C’est comme ça que ça marche une permanence : faut prendre de partout pour faire tourner la boutique. C’était quoi votre question ?

Propos cueillis au gré du vent par GH

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