Des hommes à la mer
« Nous étions 400 embarqués sur un vieux bateau en bois, il n’y avait pas de place pour bouger. Le voyage a duré quinze jours pendant lesquels je suis resté assis au sol, un clou enfoncé dans la cuisse », raconte Mustapha (1), le cœur encore à vif. Deux semaines à se nourrir uniquement de dattes, une le matin, une le midi, une le soir. C’était il y a quatre ans, l’Egypte post révolutionnaire n’offrait finalement pas plus d’espoir à sa jeunesse. A cette époque, Mustapha a 17 ans. Il rêve d’Europe, surtout d’Angleterre, mais ce sera l’Italie pendant deux mois puis Marseille, plus par dépit que par choix. Il passera sept mois à la rue, à dormir sous des abribus, le ventre vide.
« En France les chats sont mieux traités que les êtres humains ! », ironise-t-il. Aujourd’hui il travaille illégalement sur des chantiers, des heures durant pour un salaire de misère. Mustapha n’a toujours pas de papiers et à la terrasse du café où nous sommes installés sa gorge se serre dès que passe une voiture de police. La traversée lui a coûté 5000 euros, cet argent il doit encore le rembourser mais ce qu’il gagne ici lui permet à peine de subvenir à ses besoins. Faire marche arrière, il n’y pense pas, même s’il culpabilise de faire pleurer autant sa mère. « Il n’y a rien pour nous en Egypte », se désole le jeune homme qui décourage pourtant quiconque de tenter la traversée. « Avant j’étais un gentil garçon, plein d’espoirs, aujourd’hui, je suis triste et nerveux, constate Mustapha. J’ai tellement eu peur sur ce bateau… Je devrais me réjouir d’être arrivé jusqu’ici, mais si mon corps est encore debout, je suis mort à l’intérieur. »
La Méditerranée est devenue en quelques années un vaste cimetière, avec pour épitaphe des rêves de liberté et de vies meilleures… Depuis 2014, 10 000 migrants ont perdu la vie en tentant la traversée. Depuis janvier, l’OIM (Organisation internationale des migrations) comptabilise 17,1 morts par jour, soit 20 % de plus qu’en 2015. Face à l’immobilisme des pouvoirs publics, Klaus Vogel, un capitaine de marine allemand et Sophie Beau (2), une humanitaire marseillaise, décident, en s’inspirant des bateaux du 19ème siècle qui repêchaient les Européens candidats à l’exil vers l’Amérique, de réunir leurs compétences et de s’appuyer sur la société civile pour sauver les vies de ceux que l’Europe laisse aujourd’hui couler par milliers. En une semaine, le projet SOS Méditerranée réunit plus de 160 000 euros.
Depuis février leur navire, l’Aquarius est positionné au large des Côtes libyennes et agit en coordination avec le MRCC (Maritime Rescue coordination center) basé à Rome qui le guide vers les embarcations en détresse. 400 places à bord et une équipe pluridisciplinaire composée de sauveteurs et de personnel de Médecins du Monde (Hollande), l’Aquarius a permis de sauver jusqu’à maintenant 7967 personnes (chiffres au 25 octobre) dont 18 % de femmes et 26 % de mineurs parmi lesquels 86 % non accompagnés. La majorité des personnes recueillies est originaire d’Afrique sub-saharienne. D’autres viennent aussi du Bengladesh et de la Corne de l’Afrique, et pour diverses raisons, pas forcément choisies, elles se sont retrouvées en Libye et y ont vécu l’horreur. « Elles nous décrivent des situations absolument dantesques, de tortures, d’enfermement, de rançons, de viols en continu, témoigne Fabienne Lassalle, directrice adjointe de SOS Méditerranée (3). Avec pour facteur de vulnérabilité extrême d’être noir et chrétien. La Libye est un pays où le trafic humain a pris une ampleur sans commune mesure. »
Bertrand Thiebault a travaillé comme sauveteur pendant deux mois sur l’Aquarius. Cette première expérience dans l’humanitaire a changé pour toujours sa vision du monde : « Il y a celle d’avant et celle d’après. Quand on rentre, notre rapport aux autres n’est plus le même. On entend beaucoup de discours qui sont totalement à côté de la plaque, alors que désormais on sait qu’une autre réalité existe. » Début 2017, il embarquera de nouveau sur l’Aquarius.
A Marseille le centre Osiris, association de soutien thérapeutique aux victimes de tortures et de répression politique, aide depuis plus de quinze ans les réfugiés à se reconstruire, « Ici on rassemble les morceaux éparpillés », explique Bertrand Guéry, directeur et psychothérapeute. Les conditions du voyage extrêmement violentes, mais aussi l’accueil en France, actualisent, renforcent ou augmentent le traumatisme d’origine. Ce sont des facteurs déterminants que l’on est obligé de prendre en compte dans l’accompagnement thérapeutique. » Le centre accueille 150 personnes en file active et réalise 1300 consultations sur l’année. Se réparer pour avancer au mieux vers sa vie d’après… Oui mais voilà, les demandes sont de plus en plus nombreuses, et ce centre psychothérapeutique, unique en Paca, est déjà saturé.
Samantha Rouchard
1. Le prénom a été changé
2. Cf sa tribune dans le Ravi n°142
3. Une journée en mer coûte 11 000 euros. SOS Méditerranée a besoin de dons : www.sosmediterranee.fr
Enquête publiée dans le Ravi n°145, daté novembre 2016