« Le rail, on en parle, la route, on la fait ! »

janvier 2005
Le rendez-vous était pris de longue date avec Monsieur l'ingénieur Enchèfe. Il nous reçoit en fin d'après-midi dans son bureau de l'administration centrale pour aborder avec nous les enjeux de la future ligne à grande vitesse

Pouvez-vous nous parler de ce grand projet qu’est la ligne à grande vitesse entre Marseille et Nice ?

La grande vitesse, c’est l’avenir du transport dans le monde. Pensez ! Marseille-Nice en même pas une heure. Vous pouvez avoir une réunion à Paris le matin, un déjeuner à Lyon, un rendez-vous à Marseille l’après-midi et hop, la soirée à Nice. (Il fait un petit bond vers la fenêtre.)

Impressionnant en effet, mais où va-t-elle passer cette ligne ?

(Il se tourne vers la carte de la région et saisit une grande règle en fer.) Là, en noir, la ligne existante entre Aix et Marseille. Là, la gare de Nice, notre objectif pour 2007. Notre boulot, à nous les ingénieurs, c’est de faire passer cette putain de ligne entre ces deux points. (Il met son casque de chantier en faisant de grands moulinets avec sa règle.)

Euh, oui. C’est une mission difficile alors ?

Très ! Vous n’imaginez pas ces couilles molles d’élus locaux. A Paris, ils pleurent pour avoir leur TGV. Mais dès qu’on arrive chez eux pour faire passer la ligne, là ils font semblant de pas nous connaître, et ils nous mettent des banderoles pour empêcher nos géomètres de faire leur travail. Ces gens ne sont vraiment pas fréquentables. (Le regard humide, il regarde la photo de la promotion de l’école des ponts où, plus jeune de quelques années, il se tient au milieu de ses camarades.) Heureusement, nous, les ingénieurs, sommes les chevaliers du bien public, les fantassins de l’intérêt général. Regardez Fernand. (La règle s’abat sur un petit trapu au premier rang sur la photo.) Déjà une ligne TGV, trois ponts et deux autoroutes à son actif ! Tout ça pour l’intérêt de la France et du bien public.(Sur le mur, on voit également une photo jaunie du Club Mickey, marquée « La Baule 1959 », où un grand adolescent maigre se tient fièrement à côté d’un château de sable doté d’un immense pont-levis. Sur le bureau, une photo de vacances avec femme et enfants au viaduc de Millau, et une autre au pont de Normandie.)

Mais justement, il y a une grande procédure de concertation qui scelle l’inscription dans la loi d’un principe de démocratie participative afin de mettre en débat la notion d’intérêt général. Avec le débat public, le citoyen peut enfin exercer son droit de regard sur les projets qui le concernent et faire valoir son point de vue. C’est Porto Alegre en Provence, le penser global, agir local en action, le…

(La règle claque sur le bureau.) Vous voulez parler du débat public ? Parlons-en ! On fait croire à ces pauvres bougres qu’ils vont pouvoir donner leur avis et qu’on va en tenir compte. Remarquez, des fois, ils sont étonnants ces bataillons de citoyens lambdas et de madames Michu, qui viennent causer transport ferroviaire en Europe à l’heure du film sur TF1. Je les trouve même attachants, ces papys qui se coltinent des réunions publiques à la chaîne, même si de temps en temps, ils nous cassent les pieds à poser 200 fois la même question.

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Mais justement, quelles leçons tirez-vous de l’expérience du TGV entre Lyon et Marseille, où c’est seulement après une violente contestation que la SNCF a entamé le dialogue ? Ce TGV que l’on a appelé le TGV du prince, tellement il est devenu évident que ce sont les ordres d’en haut qui ont décidé du tracé. Et que dire du débat public sur le contournement de Bordeaux ? Le gouvernement a décidé sans même en attendre…

Ah bon ? J’étais en poste en Bretagne à cette époque. (Il montre la photo du pont de Normandie.) De toute façon, c’est le rail, c’est la stratégie du Baobab !

La stratégie du Baobab ?

C’est une expression entre nous, ingénieurs : la route c’est la stratégie du Bonzaï, le Rail c’est le Baobab. C’est simple : pour le rail, on fait un gros projet, qui fait un maximum de bruit. Pendant ce temps, on fait rien pour la desserte locale. Tout le monde voit le grand projet… et oublie le reste. Pensez : 50 minutes pour aller de Marseille à Nice et une heure pour aller de Marseille à Aix !

La LGV c’est l’arbre qui cache la forêt alors ? Mais le Bonzaï…

Regardez l’A51, l’autoroute entre Grenoble et Sisteron, on en parle pas trop et on avance doucement les travaux. Imaginez que depuis 15 ans le chantier ne s’est jamais arrêté alors que l’on continue de discuter pour savoir s’il faut la faire. Les ministres passent, l’autoroute avance. C’est ça, la stratégie du bonzaï, on fait des petits bouts les uns après les autres, et finalement on a des routes partout. (Il aligne des trombones sur la table jusqu’à former une longue ligne.) Le rail, on en parle ; la route, on la fait !

Propos recueillis par télépathie par Guillaume Hollard

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