« Sans grève, on aurait eu un premier Lubrizol »

octobre 2019 | PAR Pierre Isnard-Dupuy (collectif Presse-Papiers)
Dans le sillage de la catastrophe de l'usine Lubrizol à Rouen, écolos et syndicalistes interrogent la sécurité des sites Seveso de Paca. Reportage auprès de l'usine Arkema de Saint-Auban (04).

Au Nord c’était les corons. Mais au Sud, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, des cités ouvrières témoignent aussi d’un âge d’or passé. Il en est une, loin des représentations caricaturales parfumées aux odeurs de lavandes, qu’on ne s’attendrait pas à voir en Haute-Provence. Entre Manosque et Sisteron, Saint-Auban surgit sur un plateau surplombant la Durance et la cheminée de l’usine chimique d’Arkema. Elle forme, avec le bourg médiéval voisin, la cinquième commune des Alpes-de-Haute-Provence : Château-Arnoux-Saint-Auban et ses 5100 habitants.

Après la catastrophe de Lubrizol à Rouen, en Seine-Maritime, dont l’incendie de plus 9 000 tonnes de substances chimiques, les 25 et 26 septembre, cause des dégâts sanitaires et environnementaux non encore complètement évalués, le Ravi prend le pouls des inquiétudes face aux risques industriels dans ce coin du « 04 ». Les rares passants croisés dans la cité ouvrière n’ont pas d’avis ou ne s’en préoccupent pas, voire ont à peine entendu parler de l’accident à l’autre bout de la France. « Oh moi, vous savez je ne regarde pas la télé », répond par exemple la tenancière de la « Boutique solidaire pour travailleurs pauvres », ouverte en 2017.

TROIS SEVESO

Pourtant, les produits manipulés sur la plateforme industrielle, sur laquelle on trouve aujourd’hui deux unités « Seveso seuil haut » – Arkéma et Méta-Regénération – et une autre seuil bas – Kem-One – sont potentiellement très nocifs pour l’environnement et la santé. Mais le sujet ne semble intéresser que les écolos et les syndicalistes (2). Ici, pourtant, l’industrie locale a une histoire d’un siècle, jalonnée de pollution et d’accidents, heureusement, jusqu’à présent, pas aussi graves que celui survenu en Normandie.

En 1916, à l’époque où Jean Giono, l’enfant de Manosque, subissait dans sa chair l’horreur de la Grande Guerre, l’usine s’installait pour produire les premiers gaz de combat. Celui qui est devenu un grand écrivain a embrassé le pacifisme. L’usine a boosté quant à elle le développement économique et démographique de la commune. Elle a diversifié sa production chimique : lessive de potasse, alumine, ammoniaque ou encore des pesticides extrêmement toxiques, comme le lindane (un cousin du chlordécone qui fait encore des ravages aux Antilles, 26 ans après son interdiction). Aujourd’hui, il reste la production de produits chlorés, de soude, de gaz et de polymères fluorés.

Avant que les normes environnementales ne progressent à partir des années 1970, les déchets n’étaient pas spécifiquement traités. « Les anciens industriels avaient même fait des trous dans le lit de la Durance pour s’en débarrasser », raconte Janine, une administratrice de l’association France Nature Environnement (FNE) 04, habitante d’un bourg en aval de l’usine. Il en résulte une pollution durable, « massive, variée et stratifiée », selon l’ancienne prof de sciences de la vie et de la terre, formée à la géologie. Au printemps 2017, un dysfonctionnement de la station d’épuration du site a provoqué un rejet de bromate. Selon la quantité ingérée dans l’organisme, le composé chimique peut avoir des effets cancérigènes. A des kilomètres en aval « la rivière et la nappe étaient touchées. Les habitants ont consommé de l’eau en bouteille pendant trois semaines », se souvient la militante de FNE. En 2012, Arkema a été condamné à 30 000 euros d’amende ainsi qu’à 15 000 euros de dommages et intérêts à trois parties civiles et 10 000 euros au titre du préjudice moral à deux autres, pour pollution de la Durance au mercure et aux solvants chlorés.

Mais ici comme ailleurs, l’importance de l’usine pour l’emploi a longtemps fait fermer les yeux. Décennie après décennie, 1200 maisons de Saint-Auban ont été construites par l’industriel d’alors, Péchiney. Au début des années 1920, la population de la commune a triplé par rapport à celle d’avant guerre, pour atteindre 1700 habitants. Elle a dépassé 6500 habitants en 1968. Puis, lentement, est venue la déprise industrielle. Aujourd’hui la localité est vieillissante, en décrue démographique et en proie à un taux de chômage de 18,2 % (contre 10,8 % pour le « 04 » et 10,2 % pour Paca).

AUX MORTS DE L’INDUSTRIE

Sur le bord du plateau, là où la vue porte sur l’usine en contrebas, une stèle honore depuis 2013 la mémoire des ouvriers victimes de maladies professionnelles. « Nous avons travaillé pour gagner notre vie pas pour la perdre. Une pensée à toutes les victimes de l’amiante, du benzène, des solvants chlorés, du chlorure de vinyle, du mercure, etc. Nous nous devons de ne pas les oublier », y signe le Comité amiante prévenir et réparer (Caper 04). Au-dessus de la plaque, une sculpture aux couleurs vives représente des poumons sanguinolents surmontés d’une armée d’ouvriers à l’air fantomatique. L’association est présidée par René Villard, embauché à l’usine à 14 ans, 40 ans de boite et ancien syndicaliste CGT. Il nous reçoit avec ses « camarades » au local du comité d’établissement.

« Lorsque j’ai débuté, on descendait dans les cuves juste avec une corde », raconte-t-il, au point que « l’on ne savait plus où on habitait », après avoir respiré des émanations toxiques. « Des gars qui travaillaient dans mon atelier, je peux discuter avec dégun, je suis le seul survivant », constate René Villard. Depuis 2000, son association a réussi à faire indemniser les proches de 120 anciens salariés. « On a fait reconnaître que l’employeur était responsable de fautes inexcusables » se satisfait-il, regrettant toutefois que la saisie du pôle santé du parquet n’ait pas abouti à des poursuites pénales.

La CGT est revenue d’un soutien inconditionnel aux politiques des industriels. « On ne peut plus accepter d’être acteur de ce genre de trucs », cadre Régis Aymes, l’actuel secrétaire du syndicat CGT d’Arkema Saint-Auban. A l’été 2018, le syndicat a engagé une grève couronnée de succès pour refuser la réduction des effectifs des mécaniciens-pompiers de l’usine. La conséquence du plan aurait été l’absence de surveillance humaine les nuits, week-ends et jours fériés. « Si on laissait passer ça, on faisait un premier Lubrizol. Le feu y est parti de nuit et ils avaient des effectifs réduits », affirme le secrétaire CGT.

En mars 2019, la gare SNCF toute voisine a été incendiée par un acte criminel. « Il n’y a plus d’agent en gare. L’agent d’astreinte est à Gap », déplore le syndicaliste pour lequel l’éloignement du personnel est clairement synonyme de moins de sécurité. La restriction des services publics pourrait avoir des conséquences tragiques en cas de catastrophe. C’est que les urgences sont désormais fermées la nuit à Sisteron. A côté se trouve un autre site Seveso avec Sanofi. « De nuit, est-ce que les secours seront capables de gérer ? », interroge Régis Aymes. Le mieux serait de ne pas en faire l’expérience.

1. Ni la mairie, ni la direction du site, ni le syndicat CFDT du site n’ont répondu à nos sollicitations.

L'Etat et l'après Lubrizol

La norme européenne Seveso a été fixée après un tragique accident industriel survenu en 1976 dans la ville italienne du même nom. Elle permet d’identifier les sites industriels présentant des risques d’accidents. En Paca, 99 sites sont concernés.

Sollicitée par le Ravi, la préfecture des Alpes-de-Haute-Provence s’est fendue d’un courriel se voulant rassurant : « Ces établissements font l’objet, depuis plusieurs années, d’un suivi rapproché. » Les services de l’État feraient leur boulot sans anicroches. Ils ont envoyé une lettre aux industriels pour leur rappeler leurs obligations.

Une tribune intitulée « Après Lubrizol, plus jamais ça », parue sur le site de France Info le 17 octobre, signée par 11 syndicats et organisations environnementales (dont la CGT, les Amis de la Terre, Attac…) offre un tout autre point de vue : « La responsabilité de l’État est engagée. Les moyens et les effectifs des inspecteurs des installations classées pour la protection de l’environnement, n’ont pas été doublés, malgré les promesses faites […]. Leur mission de contrôle des sites à risque n’est pas assurée efficacement. Il en est de même pour les services de l’inspection du travail, chargée notamment de faire appliquer les règles relatives aux incendies, explosions et stockage des produits dangereux dont les effectifs fondent à vue d’œil. »

P. I.-D.