Même pas peur du virus du conformisme !

mars 2020 | PAR Yakana
Yakana vient de nous quitter. Dessinateur historique du Ravi, découvert par le grand public dans 28 Minutes sur Arte, il bataillait avec sa seule arme - l'humour - depuis un an contre un maudit cancer. En pleine crise du Coronavirus, il n'a pas lâché ses crayons et, inquiet de la santé fragile du mensuel régional pas pareil, il appelle à défendre la presse libre pour éviter "une épidémie ravageuse de conformavirus"... Nous republions une tribune libre, écrite par Yakana lors des attentats de 2016, d'une saisissante actualité. Brillante définition de l'art - aussi futile qu'indispensable - du dessin de presse en toutes circonstances. Chapeau l'ami et l'artiste !

Parmi les nombreux effets désastreux et pervers des attentats à répétition sur nos démocraties, il y a le blast émotionnel sur le dessin de presse.

Le dessin de presse est un art futile, fragile, compliqué, éphémère, périssable. A la charnière de l’idée et de l’image, du sens et de l’humour, jamais tout l’un ni tout l’autre. Il est pratiqué par des vagabonds casaniers, des poètes ricaneurs. Des alcooliques, des drogués, des mystiques contemplatifs et solitaires. De solides libertaires. Des écrivains liquides. Des punks aristocrates. Des sales gosses, de mauvais esprits. En tout cas des désaxés, des marginaux, des pirates. Les plus fortunés sont corsaires du Roy. Des sans-dents, des traine-savate, des moins-que-rien. En voilà un qui flambe à la lumière, pendant que les autres se brûlent les ailes. Pour un dessin qui tue, combien de dessinateurs qui vivotent, mais meurent à l’économie.

Ils sont aujourd’hui tués une deuxième fois. Par le dessin d’attentat. Répétitif, massif, uniforme, obligatoire, puéril, graphique, circulatoire. Viral. Et dans 99 % des cas, d’une mièvrerie abominable. A faire se retourner les victimes dans leurs tombes encore fraîches.

Pratiqué par le « fantassin de la démocratie » chevronné comme par le fragile collégien traumatisé par son exposition aux médias, lesquels sont notamment pleins de dessins d’attentats, le dessin d’attentat déboule comme un rhinocéros qui charge en pleurant. Il écrase tout sur son passage. Le sens comme l’image. En inondant le terrain de larmes et de cris guerriers.

Il y avait une petite maison dans la prairie sauvage où poussaient les iconoclastes. Le rhinocéros iconovore à peau dure piétine tout cet écosystème en poussant le mugissement bouleversé du « Je suis…! », au coup de clairon des réseaux sociaux.

Les personnes traumatisées par des chocs graves sont « prises en charge » par des psychologues. Encore un ou deux attentats graves, et ils seront « pris en charge » par des dessinateurs…

Emotion oblige, dira-t-on, et en ces moments où l’humour doit se faire tout petit devant l’Histoire, légitime réaction du groupe blessé qui se serre les coudes, qui serre les rangs.

Sauf que les dessinateurs de presse ont besoin d’air et d’espace pour dire « J’ai …!  ». J’ai une idée intéressante, par exemple. Originale. Poétique. Ou politique, ou philosophique. Ou stupide. Mais différente.

Et c’est ainsi qu’on n’aurait même pas peur.

Nous savons bien que les terroristes ont l’intention de nous pomper l’air, mais c’est dans l’émotion médiatique étouffante qui suit leurs forfaits que nous suffoquons. Le crime est presque parfait.

Le dessin d’attentat viral déboulera encore, hélas. Pourvu qu’il ne soit pas le virus qui tue définitivement le dessin de presse lui-même. Et la démocratie avec.

Yakana

Yakana

L’un des dessinateurs qui croquait en direct l’actualité au milieu d’un aréopage d’éditorialistes dans le magazine 28 Minutes sur Arte, c’était Yakana. Ceux qui l’ont connu s’en délectent, lui qui n’avait pas de télévision, détestait les mondanités et préfèrait gagner petit dans la presse pas pareille que courtiser les rédactions parisiennes. Signature historique du Ravi, c’est depuis sa cabane au fond d’un jardin, douchée par les draches bruxelloises, que cet amateur de Reiser, Sempé, Quino ou Franquin, a brocardé nos mœurs provençales ensoleillées.

Formé au journalisme à Strasbourg, rompu au dessin quotidien après les années passées au journal L’actu pour les ados, il a parfois fait de sa vie une performance. Comme en voyageant avec la joyeuse bande Oulipienne du Latourex, le « laboratoire du tourisme expérimental ». Ou en se lançant, avec sa famille, un défi : engendrer un minimum de déchets sans en jeter un seul durant un an ! Il a testé pour nous durant un an les « joies » des protocoles et traitements médicaux afin de venir à bout d’un cancer. Une nouvelle performance. Sans, jusqu’au bout, ne rien lâcher : « on ne m’ôtera jamais de l’esprit que la vie est belle. » A sa demande, Judith, sa compagne, invite, dès que le confinement aura pris fin, ses amis à une fête joyeuse, avec du vin et de la musique. La Yakana attitude.

M. G.