« La démocratie c’est pouvoir parler, rêver ensemble ! »

avril 2016 | PAR Michel Gairaud, Rafi Hamal
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Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Roland Gori, psychanalyste, invité de la Grande Tchatche
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Le Ravi : D’Occupy Wall Street aux Etats-Unis jusqu’aux Nuit Debout en passant par les Indignados en Espagne, comment expliquer l’émergence de ces nouvelles formes revendicatives ?

Roland Gori : Elles naissent incontestablement d’une crise du néolibéralisme en tant que guide moral des conduites, de l’effondrement du crédit idéologique que l’on pouvait porter à cette extension de la sphère économique à l’ensemble des secteurs culturels et sociaux. Pour résumer, le néolibéralisme c’est la promotion d’un individu entrepreneur de lui-même, qui fonctionne essentiellement en termes d’investissement, de coût et de profit. Ce modèle s’est avéré monstrueux créant une société de compétition de tous contre tous. Ce qui s’exprime à rebours, c’est la volonté de ne plus vivre dans un monde d’inégalités, de servitude volontaire, de soumission sociale.

Dans votre dernier livre, vous écrivez qu’il « faut objecter par le rêve et le récit à la curatelle technico-financière ». Et comme en écho, un des slogans de Nuit Debout c’est « Rêve général ! »…

C’est formidable ! C’est la base de la démocratie : pouvoir parler, échanger, rêver ensemble. Je ne sais pas de quelle parole politique indispensable accouchera le mouvement Nuit Debout, mais il réaffirme déjà l’exigence d’une réappropriation des espaces publics par les citoyens. Si on vise cet objectif, il y a des choses qu’on se doit d’éviter. Il faut accepter de débattre même avec des gens comme Alain Finkielkraut avec lesquels on est en désaccord. La République est inappropriable, ses symboles aussi…

Un autre mot d’ordre consiste à faire « converger les luttes ». Mais n’était-ce pas déjà l’objectif de L’Appel des appels dès 2008 ?

Il faut restituer le contexte historique, culturel et social duquel émerge L’Appel des appels. A l’époque, nous faisions le constat qu’il fallait cesser de se plaindre à travers des appels sectoriels. Il fallait comprendre que ce dont souffrait un pédiatre, un chercheur, un magistrat, pouvait relever d’une matrice commune de violences symboliques opérées par l’idéologie néolibérale obscène et assumée : le sarkozysme. Ce qui est terrible, c’est qu’après avoir espéré que l’élection d’un socialiste à la présidence de la République change la donne, nous constatons malheureusement que le même logiciel est toujours à l’œuvre.

Le malaise social se cristallise sur la question du travail avec la loi El Khomri. Est-ce que cela fait sens ?

Hannah Arendt est la première à avoir démontré que dans nos sociétés le travail est la valeur centrale de l’organisation sociale. Un point important concernant la loi El Khomri, c’est l’évolution vers la notion de contrat aux dépens de la loi, une régression sociale qui nous renvoie au 19ème siècle. Durant un temps, on avait pourtant constaté qu’entre le fort et le faible, c’est la loi qui protège et la liberté qui asservit. En voulant faire du contrat la source du droit, on justifie à nouveau, au nom d’un individualisme juridique et philosophique, le fait de devoir se vendre sur le marché du travail.

Vous évoquez souvent le risque d’une dérive autoritaire de l’État dans le cadre du social libéralisme. Qu’entendez-vous lorsque vous parlez de « technofascisme » ?

C’est une manière pour la curatelle technicofinancière de donner des ordres sans en avoir l’air. Quand Alexis Tsipras est allé négocier à Bruxelles la dette grecque, on lui a dit : « Il n’y a aucune raison que des élections changent quoi que ce soit. La règle c’est la règle. » Quand on dit ça, on est dans le symptôme le plus obscène de la décomposition de la démocratie. Si mon vote ne modifie quoi que ce soit, pourquoi irais-je voter ? On est là dans une forme de fascisme, en tant qu’obligation de dire le monde dans une seule langue, ici celle du marché. Avec cette hégémonie culturelle s’impose le projet de fabriquer par la technique et les règles un homme nouveau néolibéral, comme hier le fascisme italien rêvant de l’empire romain, ou le nazisme prétendant parler au nom du peuple allemand. Si on ne permet pas d’autres façons de dire le monde, alors on est dans un totalitarisme, voire un fascisme. A partir du moment où le système se dote de moyens totalitaires de contraintes, alors on risque le fascisme. Et c’est presque le cas aujourd’hui : les dissidents deviennent invisibles. Leur élimination n’est pas physique, mais symbolique et sociale.

Face au néolibéralisme technofasciste nous faisons face selon vous à une autre menace : celle du tribalisme de l’intégrisme religieux. Pourquoi la qualifier de théofacisme ?

Je dis théofacisme pour éviter de parler d’« islamo-fascisme », car ce phénomène n’est pas propre à l’islam. Le terrorisme fasciste pourrait être demain celui d’intégristes catholiques, protestants, hindouistes ou juifs… On ne peut pas se contenter de dire que c’est la faute à l’islam. Certaines versions djihadistes du salafisme, du wahhabisme, peuvent favoriser la haine de la modernité et de l’autre… Mais la religion n’est qu’un facteur, parmi d’autres, de la « radicalisation », dont ces mouvements politico-religieux ne sauraient avoir le monopole. On ne peut pas, par exemple si on prend le cas des djihadistes européens, dissocier leur endoctrinement terroriste du fait que les gouvernements européens ont été très contents, lors de l’accueil des populations immigrées, d’externaliser les missions culturelles vers des associations privées financées par le Qatar ou l’Arabie Saoudite. A partir du moment où les États délèguent au privé leurs obligations à l’égard de leurs populations, rien n’empêche qu’elles tombent dans de mauvaises mains. La violence terroriste est aussi un monstre fabriqué par la violence matérielle et symbolique du néolibéralisme globalisé. Le comprendre n’est pas l’excuser.

Comment éviter le retour du pire ?

Peut-être parviendrons-nous à éradiquer Daesh. Mais comment en sommes-nous arrivés là ? Ce n’est pas l’œuvre d’un psychopathe criminel ou d’une religion folle. Il faut se demander quelle est la part de la globalisation et des manipulations géopolitiques, par exemple des Américains, dans l’émergence de phénomènes comme l’État islamique. Faute de quoi on assistera à la progression de plus en plus forte de mouvements aussi bien théofascistes que néopopulistes, racistes… Le néolibéralisme globalisé a détruit ce qui restait des structures traditionnelles. Le risque c’est aujourd’hui le désir d’un sauveur, d’un Führer pour rétablir une autorité pulvérisée par la « religion du marché ». C’est ça le danger ! Si la gauche et la droite humanistes ne sont pas à même de proposer une alternative, nous nous dirigeons vers les pires tragédies. Il est nécessaire de promouvoir un renouveau démocratique. C’est un enjeu politique et culturel. Mais la culture est menacée par les industries culturelles, comme la démocratie est menacée par sa réduction à un ensemble purement formel d’institutions libérales. Il faut donc que nous soyons à même de produire un autre récit collectif, de réinventer l’humanisme démocratique qui fait de la liberté non une habitude, mais un « bien sacré ».

Propos recueillis par Michel Gairaud et Rafi Hamal, mis en forme par Louis Tanca