Intraitable

février 2022 | PAR Michel Gairaud

Les mots de « Mam’Ega » n’ont pas pris une ride. Lettres à une noire, écrit entre mai 1962 et juin 1964, publié en 1978, était devenu introuvable. Sa réédition, préfacée par la philosophe Elsa Dorlin, rend enfin justice à une œuvre majeure. Il y est question d’esclavagisme, de racisme, d’exploitation crasse, de néo-colonialisme, mais aussi de féminisme, de rire, et de fraternité.

Françoise Ega, ouvrière dactylographe, mère d’une famille nombreuse, débarquée de la Martinique à Marseille dans les années cinquante, y découvre le sort de ses semblables enrôlées comme « bonnes à tout faire » dans les foyers de la bourgeoisie blanche locale. Des « placements » d’une main d’œuvre antillaise massivement orchestrés par l’État. Elle décide – par curiosité et par nécessité – de se faire embaucher pour témoigner.

Le constat est cinglant et documente des pratiques proches de la traite négrière, décrit sans fard des « dames » patronnesses jouissant de leur pouvoir d’humilier. Parmi ses expériences : une rencontre avec une ancienne « gouvernante », devenue trop vieille pour servir, « un squelette habillé en femme », recluse depuis 18 ans dans la cave de l’immeuble de ses bourreaux en attendant de mourir… Mais le livre de Françoise Ega est aussi servi par une énergie lumineuse, le récit d’une émancipation contre la servitude. Et comme elle l’avait tant espéré, elle nous lègue, mine de rien, un grand moment de littérature.

Lettres à une noire, de Françoise Ega, préface d’Elsa Dorlin, Lux éditions, 296 pages, 18 euros.