« Une exaltation de vouloir et de pouvoir changer le monde pour les autres »

mai 2022 | PAR Anaïs, Camille, Léa, Samantha Rouchard, Yasmina
Fervent défenseur des droits humains, Ahmed Galaï, président de Solidarité laïque Tunisie a été au cœur de la révolution de 2011. Avec le Quartet du dialogue national, ils ont reçu, en 2015, le prix Nobel de la Paix pour leur rôle dans la transition démocratique du pays. Nous l’avons rencontré lors de sa venue aux Escales méditerranéennes, à l’Estaque, en septembre. Interview.

Quel est votre parcours ?

J’ai 67 ans. J’ai été journaliste de presse écrite, mais aussi enseignant, notamment auprès d’élèves en difficulté. Depuis les années 80, je milite au sein de la Ligue des droits de l’Homme tunisienne, c’est la plus ancienne des organisations arabes et africaines de droits humains, autonome et indépendante des autorités. Elle est reconnue par le peuple car elle a fait ses preuves en matière de défense des droits, des libertés et de justice pendant le despotisme avec les régimes de Bourguiba et de Ben Ali. Aujourd’hui je suis président de Solidarité laïque à Tunis et de l’antenne méditerranéenne qui regroupe le Maghreb et le Liban. On travaille sur les droits de l’Homme, l’éducation, la culture, la réduction des inégalités et tout ce qui rend cette planète beaucoup plus juste.

En 2015, avec le Quartet du dialogue national, vous avez reçu le prix Nobel de la Paix. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La Révolution de 2011 a été porteuse d’espoir pour le pays et sa jeunesse. Mais au lendemain de cette révolution, la Tunisie a connu de gros problèmes politiques. Des intégristes radicaux, qui n’aiment pas les discours progressistes des droits de l’Homme, ont assassiné deux leaders de la gauche tunisienne, les martyrs Chokri Benlaïd et Mohamed Brahmi. A l’époque, il y a eu pas mal d’autres assassinats terroristes. Ça a plongé le pays dans le marasme. Il y avait un vide constitutionnel, le parlement était suspendu et le gouvernement mis à l’écart. Les pays voisins n’étaient pas stables. Et la patience des jeunes était vraiment entamée. On allait tout droit vers une guerre civile. A ce moment-là nous étions quatre organisations anciennes et reconnues en Tunisie à travailler sur le terrain, dont l’Union Générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la Ligue des Droits de l’Homme, l’organisation patronale Utica et l’Ordre national des avocats. Ce Quartet du dialogue national a proposé un plan pour sortir de la crise avec un axe constitutionnel, un axe électoral pour élire le président et un axe gouvernemental. On a servi de médiateurs et on a préparé les élections. Cette feuille de route a sauvé le pays du chaos. En 2015, ce quartet auquel j’appartiens a obtenu le prix Nobel de la paix. La symbolique de ce prix c’est la reconnaissance que la société civile peut avoir un rôle fondamental, constructif et structurant pour sauver un pays.

Comment les Tunisiens ont vécu la Révolution de 2011 ?

L’occident l’appelle la « Révolution du Jasmin » ou « le printemps arabe », mais c’est une appellation médiatique. Nous, on la nomme la Révolution de la Dignité et de la Liberté. Liberté par rapport aux droits civils et politiques. Avant ça, la liberté d’expression n’existait pas, les journalistes étaient muselés. La dignité concerne les droits économiques, sociaux et culturels. Car ce qui donne la dignité aux gens c’est le droit d’avoir un logement décent, un accès à l’eau, à la santé et à une éducation et un travail décent. Dans les régimes despotiques, l’argent est utilisé pour la corruption, pour les plus riches. Et tout le reste en pâtit. Lorsque la jeunesse s’est soulevée, c’était pour se réapproprier ses droits économiques dont elle était privée avant la Révolution.

« Celui qui a une cause n’a pas peur »

N’avez-vous pas eu peur de vous révolter contre Ben Ali ?

La peur est légitime, car nous avons des familles. Mais je pense que celui qui a une cause n’a pas peur. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à se mettre debout devant un peloton d’exécution et à dire « Vive la Liberté ! », sinon cette force de rêver d’un monde plus libre, un monde meilleur, même si tu n’en fais plus partie ? Dans tous les militants qui sont morts, il y a beaucoup d’exemples d’abnégation, de courage et d’altruisme. Et c’est le cas dans différents pays du monde comme Pablo Neruda et Victor Jara au Chili… Ces gens ont une cause qui les anime. En espagnol on appelle cela la « chispa », la lueur, l’étincelle. La bougie est le symbole d’Amnesty International. La bougie c’est l’espoir : « Si je ne brûle pas, qui illuminera le monde ? » Cette phrase résume tout. C’est presque une exaltation de vouloir et pouvoir changer le monde pour les autres. La Révolution a été une libération pour le pays. Alors peut-être que l’on a peur, oui, mais on le cache.

Qu’en est-il de la Tunisie d’aujourd’hui ?

Aujourd’hui il y a un revers de médaille, ce qui explique les gros problèmes économiques actuels de la Tunisie. Car ceux qui ont pris le pouvoir ne suivent pas les schémas politiques de la révolution. Les classes politiques oublient les vraies revendications de la population et sa dignité. La Tunisie bouillonne actuellement. Le 25 juillet, le pays a connu un événement important, le président Kaïs Saïed a gelé les activités du parlement et suspendu la Constitution à cause des problèmes de justice et de corruption. Certains ont dit que c’était mauvais, voyant là un renversement et un complot. Moi je suis de ceux qui ont eu un soutien critique. C’est-à-dire, lorsqu’il y a une cassure dans le pays, la loi devient secondaire par rapport à ce que l’on espère pour le pays. Mais si on suspend le parlement, il ne faut pas que ça dure. Et il faut s’assurer du maintien de la liberté des citoyens et ne pas retomber dans le despotisme que l’on a connu avant. Nous voulons faire élire un parlement représentant du peuple qui votera une nouvelle constitution, mais ce n’est pas au président seul de décider. L’ancien quartet est de retour pour proposer un nouveau plan et une nouvelle feuille de route qui préserve la liberté et l’avenir du pays. (1)

Malgré votre prix Nobel de la Paix, vous arrive-t-il quand même d’être « méchant » ?

Oui, avec les méchants ! (Rires) Je plaisante. Je suis né dans une famille qui n’est pas méchante, qui donne même si elle doit se priver. Mon père était marchand de légumes et je tiens de lui cet amour de l’égalité. Son métier c’était la balance, c’est-à-dire mettre la même chose dans les deux plateaux. J’ai reçu des valeurs d’altruisme. Mon père aidait la résistance algérienne à l’époque de la guerre d’indépendance. Mais ceux qui me marchent sur les pieds, je leur réponds. Je n’oublie pas, mais je pardonne.

(1) Cette interview a été réalisée en septembre 2021. Au moment où nous bouclons ce journal, le président tunisien Kaïs Saïed vient de dissoudre le parlement, dominé par Ennahdha. Et d’annoncer qu’une nouvelle constitution serait soumise à un référendum en juillet avant d’organiser des élections législatives en décembre. Les médias tunisiens parlent de dérive autoritaire.