A Lacoste, un Cardin peut en cacher un autre

mars 2021 | PAR Léa Mormin-Chauvac
Le grand couturier collectionnait les maisons vides à Lacoste. Que vont devenir ses propriétés après sa mort alors que l'école d'art américaine pèse aussi lourd dans le village ?

Les ruelles du centre médiéval sont quasiment désertes en ce jeudi frisquet de février, hormis les employés municipaux qui taillent les arbres. En revanche, on croise beaucoup la signature de Pierre Cardin, décédé en décembre dernier. Au fronton du Sade, son café, ou en vitrines des nombreuses maisons qu’il a rachetées dans la rue Basse, artère centrale du cœur médiéval de Lacoste, le couturier a laissé sa patte. Cardin s’était d’abord offert les ruines du château du marquis de Sade qui surplombe Lacoste, soulageant ainsi la mairie qui n’avait pas les moyens de l’entretenir. Puis une quarantaine de maisons. Là, les projets de « Saint-Tropez de la culture » du milliardaire ont commencé à sérieusement agacer.

Cyril Montana a passé une partie de son enfance dans ce village haut perché, qui était alors un repaire de hippies. Il est le coauteur avec Thomas Bornot de Cyril contre Goliath, film dénonçant la privatisation de Lacoste, pétrifié par les caprices d’un homme (documentaire parrainé par le Ravi, cf n°165, 166, 187). Il désigne d’un air désabusé les propriétés du grand couturier, plus d’une maison sur deux. Des bâtisses anciennes qu’il a achetées jusqu’au triple de leur prix, et restaurées à sa façon. “Là il y avait des poutres, un escalier en pierre” soupire Cyril Montana en regardant par la vitre d’une maison du bout de la rue. Sols en béton ciré, meubles au design léché : derrière les baies vitrées, une décoration impersonnelle et aseptisée.

Succession floue

Que vont devenir les propriétés du sieur Cardin ? Il avait promis qu’il léguerait le château à l’Institut de France, dont il est membre via l’Académie des Beaux-Arts. “Malheureusement […], nous n’avons pas d’information particulière, [n’ayant] pas été à ce jour contacté” répond l’institution. Le consortium de descendants indirects du couturier à la tête de sa succession est injoignable, tout comme son service de presse parisien. À Lacoste, silence radio. Cardin, tel un seigneur, distribuait les privilèges et s’assurait des loyautés. Sa mort ne semble pas avoir eu raison des effets de cour. Le maire, « ne peut répondre par manque d’information », selon la mairie, avant de renvoyer vers l’espace Lacosta, qui gère les biens de Pierre Cardin.

Fabienne Fillioux, collaboratrice privilégiée du couturier, contactée sur la ligne fixe de l’espace Lacosta, n’est « pas sur place » lorsqu’on lui propose d’échanger de vive voix. Proche de feu Cardin, Bruno Pitot, le troisième adjoint, habite une de ses maisons. Au téléphone, il décline notre demande de rendez-vous et évoque vaguement un «projet de vie », un « temps de réflexion », l’intérêt commun du village et des papiers qui seraient « en train de se faire ». On n’en saura pas plus.

En montant vers le château, on croise la journaliste et Lacostoise « de cœur » Anne Gallois. Auteure d’un livre sur le rachat du village (1), elle juge désormais que l’école d’art américaine, la SCAD (Savannah College for Art and Design), « fait plus peur que Cardin ». De l’aveu même du businessman, ils possèdent ensemble plus de la moitié du centre de Lacoste. « Suivant l’exemple de la SCAD, tout en n’ayant aucune idée de leur présence, je suis devenu propriétaire du château […] Finalement, on s’est partagés, sans le savoir, le village » expliquait en 2010 le couturier décomplexé (2).

Selon Anne Gallois, « seule l’école américaine pourrait racheter » les propriétés de la rue Basse acquises par Pierre Cardin. Des maisons de ville sans jardin, mais dont la valeur a augmenté puisqu’elles ont été (mal) rénovées à grand frais. La SCAD possède une quarantaine de bâtiments à Lacoste pour loger la centaine d’étudiants qui débarquent tous les quatre mois à Lacoste. Mais « les admissions augmentent », explique Cédric Maros, directeur de la SCAD Lacoste et adjoint à la culture de la mairie LR d’Apt. « On a le potentiel pour monter à 250 étudiants. » En mars, la SCAD a finalisé la construction d’une cafétéria dans le bas du village pour accueillir des effectifs supplémentaires.

Art à vendre

Et si un employé municipal croisé dans les rues du village juge que les étudiants américains, « ça fait de la vie », son avis est loin d’être partagé par tous ici. « Ils n’ont aucun lien avec le village » explique Gabriel Sobin. Le sculpteur est le fils du poète américain Gustav Sobin, amené à Lacoste par René Char. Membre de l’association Art Lacoste, il coorganise chaque année à Pâques une exposition des artistes locaux. Parmi la petite centaine d’étudiants, aucun n’est jamais venu y assister. Sobin déplore l’opacité et le fonctionnement « pyramidal » de la SCAD. L’antenne lacostoise est pourtant restée une association, comme à ses débuts, mais elle ressemble plus selon lui à une « firme multinationale » qu’à l’école d’art expérimentale qu’elle était.

« Bernard doit se retourner dans sa tombe », juge Cerise Ben Sahraoui, arrière-petite-nièce de Bernard Pfriem, artiste peintre américain. Autour d’un couscous, elle raconte, avec son compagnon Ricky Worrell, les débuts de la Lacoste School of Arts. Pfriem avait acheté pour trois fois rien les maisons en ruines du centre médiéval : « la première, il l’a payée 50 francs ! » Désamorçant les accusations de néocolonialisme, le peintre participe activement à la vie du village, racontent chacun à leur façon Cerise, Cyril, Ricky et Gabriel. Les étudiants sont incités à participer aux vendanges et à la cueillette des cerises, les garçons du village attendent avec impatience la venue des étudiantes américaines, et tout ce monde finit au pastis tard dans la nuit au Café de France.

À la mort de Pfriem en 1996, l’école américaine survit quelques temps dans l’esprit de son fondateur. Mais en 2002, elle devient, après Hong Kong et Atlanta, une des antennes internationales de la SCAD. Les frais de scolarité annuels s’élèvent à 50 000 dollars. « Avec un forfait en surplus de 6000 dollars les trois mois pour venir à Lacoste couvrant la partie excursion, logement et nourriture », détaille Cédric Maros. L’école dépense près de trois millions de dollars par an pour gérer les quarante bâtisses qui composent son campus de Lacoste, selon l’Atlanta Journal-Constitution (3). Au téléphone, le directeur local conteste les accusations de fonctionnement autarcique adressées à l’école. Si les élèves n’assistent pas au vernissage de l’exposition des artistes lacostois, c’est « parce qu’ils arrivent la veille » et souffrent donc du « jetlag »

L’élu assume la stratégie de la SCAD, de plus en plus éloignée des arts expérimentaux : « on est clairement une école qui forme des étudiants pour des métiers créatifs. » Dans une logique d’insertion, « on collabore avec des entreprises internationales » poursuit Cédric Maros. Et pas des artistes qui défendent une vision non-marchande de l’art, donc. La SCAD a ouvert une boutique au cœur de son fief lacostois. En vitrine, des lettres en néon rose scintillent: « Art for sale. »

1. Du côté de chez Sade. Histoire d’un village vendu (Az’art ateliers éditions, 2016).

2. France-Amérique, 13 octobre 2010.

3. Atlanta Journal-Constitution, 18 septembre 2018.

L'école qui valait des millions

En 2018, le quotidien américain Atlanta Journal-Constitution a publié une longue enquête sur la SCAD, accusée de « vendre un rêve » aux étudiants. Coûteux : une étudiante raconte ainsi s’être endettée à hauteur de 81 000 dollars et devoir rembourser 800 dollars par mois jusqu’à ses 56 ans. Il faut bien financer le train de vie luxueux de Paula Wallace, la fondatrice mégalo de l’université.

« President Wallace » perçoit un salaire astronomique : près de 20 millions de dollars entre 2011 et 2014, ce qui en fait la dirigeante d’université la mieux payée des États-Unis. Selon Cédric Maros, de la SCAD Lacoste, ces chiffres « correspondent à une régularisation » et auraient été « déformés par le journaliste. »

L’université base essentiellement sa com’ sur l’insertion professionnelle réussie de ses diplômés. Malgré la crise sanitaire, la direction martèle un taux impressionnant, puisque 99 % (1) des élèves seraient employés six mois après l’obtention de leur diplôme. Des chiffres pourtant contestables, au vu des témoignages d’anciens étudiants cités par l’AJC.

L. M.-C.

1. Forbes, 12 janvier 2021.