Danse avec les masques

novembre 2020 | PAR Yasmine Sellami
Danser les yeux fermés. C’est le défi relevé par les jeunes des centres sociaux de l’Estaque et de la Solidarité. Pour les sensibiliser aux discriminations, Yanis, chorégraphe, leur apprend à ressentir la musique comme une personne non voyante.

« Je ne suis pas un danseur ! Je suis un emmerdeur ! » Maillot et short à l’effigie de l’Ajax Amsterdam, cheveux mi-bruns, mi-blonds décolorés et baskets aux pieds, un ado de 14 ans quitte la pièce. Il refuse de participer à l’atelier de danse organisé ce matin dans la salle polyvalente du centre social de l’Estaque. Face au grand miroir qui recouvre le mur de bout en bout, une poignée de jeunes a décidé de jouer le jeu. Les filles et les garçons qui la composent sont guidés par Yanis Boubekeur, 24 ans, chorégraphe et éducateur sportif au sein de l’association Une autre image. Casquette vissée sur la tête, boucles d’oreille, et masque sur le menton, il donne les instructions.

Quête de sens

Dès les échauffements, les premières réactions se font entendre. « J’ai des crampes, frère », lance un jeune en tenue sportive pendant qu’il s’étire. La grosse enceinte déposée sur le sol diffuse de la musique que les jeunes semblent bien connaître. « Eh mais c’est du freestyle un peu ? », se réjouit l’un des sept ados présents sur la piste. Baskets aux pieds, maillot orange fluorescent et longs cheveux bouclés, celui qui était un petit peu mou et sceptique au départ, se laisse aller au rythme de My Salsa, visiblement l’un des tubes de l’été. « À la Solidarité, le centre social où je travaille, les jeunes n’ont pas beaucoup de respect envers les filles. Ils enferment chacun dans son rôle. J’espère que le hip-hop va être un bon moyen de les rendre plus ouverts d’esprit », confie Bilel Aouni, animateur. Assis sur une chaise, il taquine les gamins de temps à autre. « Oh je t’ai vu, t’as triché là, tu vas devoir rester debout sur une jambe plus longtemps que les autres ! », lance-t-il en rigolant.

Alors que le groupe commence à se sentir à l’aise sur la piste, le chorégraphe corse les règles : « Maintenant, vous pouvez aller boire de l’eau. Au retour, vous prenez vos masques, et vous les mettez sur vos yeux. » Aujourd’hui, c’est un cours en situation de handicap. Les jeunes vont devoir se mettre dans la peau d’une personne aveugle. Le coach veut leur faire comprendre que tous les sens sont importants : « J’essaie de recréer les bruits que peut entendre une personne aveugle à l’extérieur. » Il ouvre les fenêtres pour laisser les sons entrer et s’ajouter au reste. « Vous allez vous laisser guider par ma voix, explique t-il, quel sens allons-nous solliciter ? » « Le son ! Le son ! », répond un jeune. « Le son c’est multimédia, mais ce n’est pas encore ça », ironise Yanis. « L’ouïe ! L’ouïe ! », corrige fièrement un autre jeune. Le coach détaille : « Les aveugles quand ils sont dehors, ils entendent tout : les voitures, les gens qui parlent… Concentrez-vous bien sur ma voix. » Il lance la musique : « Un, deux, trois, quatre. Salsa ! Salsa ! »

Retours d’expérience

« Wallah je vais tomber ! », lance l’un des jeunes. « Ça y est je suis dans le coma », renchérit un autre. La chorégraphie qui semblait mémorisée devient soudainement plus complexe : perte d’équilibre, problèmes de coordination avec le groupe, difficulté à entendre correctement… Les apprentis danseurs découvrent les difficultés auxquelles une personne non-voyante est confrontée au quotidien. Alors pour les surmonter, chacun y va de son astuce. Maryssa est imperturbable. « J’ai l’habitude de danser avec TikTok, alors je fais pareil ici. Je reproduis les mouvements qui sont dans ma tête », raconte-t-elle. Une autre fille, elle, compte les pas à l’aide de ses doigts qu’elle tapote contre sa jambe à chaque mouvement réalisé. Après quelques pas maladroits et des éclats de rire, la chorégraphie prend fin dans la bonne humeur générale. « On a la chance de se situer dans l’espace », conclut Yanis.

Anis, rasé sur les côtés et longs cheveux bouclés au milieu qui lui tombent sur le visage, livre son ressenti : « Déjà, les yeux ouverts, je ne sais pas danser alors sans rien y voir, c’est la catastrophe. » « On a déjà discuté du handicap à l’école. En cours d’éducation morale et civique. Je connais un peu les discriminations et les difficultés auxquelles les personnes en situation de handicap doivent faire face. Mais avec cette expérience, j’ai appris que c’était vraiment compliqué de danser les yeux fermés », ajoute Loelia, 13 ans, longs cheveux bruns détachés. Après huit ans de pratique, elle a troqué la danse classique contre des cours de boxe. Elle ne s’imagine pas pratiquer ce sport sans pouvoir voir. Elle précise : « Contre un sac peut-être, mais contre une personne, impossible, je vais me prendre plein de coups ! » Les jeunes échangent entre eux leur retours d’expérience. Les intervenants eux, espèrent que le message est bien passé. Bilel Aouni raconte : « Ils font souvent des blagues sur les personnes handicapées. J’espère que maintenant ce ne sera plus le cas. »

Fiche technique :

Thématique : Vivre ensemble, discrimination des personnes en situation de handicap.

Intervenants : Association Une autre image avec Yanis Boubekeur, chorégraphe de l’atelier hip-hop, et Art Zeco pour l’atelier Graff.

Nombre de jeunes : 13.

Durée : 4 jours.

Lieu : Centre social de la Solidarité (15e) et centre social de l’Estaque (16e).

« Handi-capable »

Les jeunes du centre social de l’Estaque et de la Solidarité ont participé à un atelier graff, à l’Estaque, sur le thème du handicap, animé par Art Zeco, artiste graffeur, en présence de Claire Remuzat, directrice adjointe de l’ITEP/SESSAD Nord Littoral, établissement qui accompagne les enfants et adolescents avec des troubles du comportement dans le but de faciliter leur inclusion scolaires et sociales.

« Moi je vais écrire Solidarité ! C’est le nom de mon quartier, et en même temps c’est aussi un mot qui entre dans le thème ! », se réjouit Anis, qui écrit aussi « JUL », car, explique-t-il, « la musique c’est bien pour les handicapés ». Les mots se multiplient et se superposent sur la toile blanche jusqu’à la recouvrir entièrement. Pour conclure, les jeunes choisissent « handi-capable », un mot valise qu’ils taguent en grand, au centre du tableau.

Art Zeco prend ensuite le relais. Il dessine, de part et d’autre, une fille et un garçon en fauteuils roulants. « Wallah, ça tue monsieur », lui lance un jeune, admiratif. Autour, on peut lire « force », « aide », « égalité », « courage »… La toile est laissée sur place le temps de sécher. Elle sera ensuite affichée sur l’un des murs du centre social. Bilel Aouni s’en réjouit : « J’ai fait exprès d’opter pour un grand cadre. Comme ça, à chaque fois qu’on passera devant, on fera attention aux mots écrits. Et le message finira par passer. »

Bilel Aouni, animateur au centre social de la Solidarité

« À la Solidarité, concernant le handicap, les jeunes ne sont pas non plus très alertes. Parfois, pendant nos sorties, on cherche des places pour stationner et il y en a toujours un pour faire une blague du genre “attends je vais faire le handicapé comme ça tu pourras te garer là”. Et ça, c’est inadmissible. Je dis stop ! Donc pour lutter contre les discriminations liées au handicap ou au genre, le hip-hop me semblait être un bon moyen. À travers ce projet, je veux promouvoir l’accessibilité pour tous et l’ouverture d’esprit. Montrer que tout le monde a sa place dans la société. Les filles, comme les garçons. Les handicapés, comme les valides. Je mets beaucoup l’accent sur l’ouverture d’esprit ! J’ai utilisé le graff pour que le tableau final soit affiché sur du long terme. Que ça fasse une sorte de rappel pour les jeunes. »

Claire Remuzat – Directrice adjointe ITEP/SESSAD Nord Littoral

« Mon rôle dans l’atelier graff est d’abord de présenter les différentes formes de handicap. Ensuite, j’essaie d’inciter les jeunes à exprimer leurs représentations sur la thématique pour faire émerger des mots clés. Le premier groupe, constitué de jeunes de 10/11 ans ne s’est pas trop senti concerné. Les autres, un peu plus âgés, ont une idée un peu plus claire du handicap. Ils l’ont notamment étudié en cours d’éducation civique. Mais ce que j’ai pu constater, c’est que souvent, les jeunes portent sur les personnes handicapées, un regard de commisération. Pour eux, c’est plus un public qu’il faut aider, qu’un public qui fait partie de la société. C’est là-dessus qu’il faut agir. Et c’est pour cela que la sensibilisation et la formation sont essentielles. »

Y. S.