« Pour une réelle prise en main de nos existences »

septembre 2018 | PAR Michel Gairaud
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Entretien en partenariat avec Radio Grenouille
Bruno Le Dantec, écrivain et journaliste pas pareil, invité de la Grande Tchatche.

Martine Vassal vient d’être adoubée présidente de la métropole Aix-Marseille-Provence. Un mot sur l’ascension fulgurante de celle qui, cumulant la présidence du CD 13, gère le plus gros budget d’une collectivité locale après Paris ?

Quelle surprise et quelle émotion (rires) ! J’ai beaucoup ri, et j’imagine que je n’ai pas été le seul, quand La Provence a fait sa première page sur la démission de Jean-Claude Gaudin et que, dès le lendemain, elle publiait une longue interview de Martine Vassal… C’était joué ! Mais même si ces hommes et femmes politiques décident beaucoup de choses sur nos existences et qu’il faut les surveiller de près, je préfère la chronique au niveau du trottoir, la vie de quartier, les gens du commun plutôt que passer mon temps à commenter leurs guéguerres et leurs placardisations.

Quel bilan après un quart de siècle de Jean-Claude Gaudin comme maire de Marseille ?

On a souvent l’impression d’assister à des pagnolades avec Jean-Claude Gaudin. Il vend une Provence de carte postale, il fait son Raimu. Mais il n’hésitait pas à dire, il y a quelques années, que le Marseille populaire n’est pas maghrébin ou comorien : ça n’a rien de bienveillant et ne correspond pas à ce personnage bonhomme qu’il campe pour un public non averti.

Il ne s’est, par exemple, jamais déplacé, en vingt-trois ans de mandats, pour rencontrer les familles de victimes endeuillées suite à des violences dans les quartiers nord. Pourquoi ?

La classe politique au pouvoir à Marseille tourne le dos aux quartiers nord, depuis cet apartheid rampant qui ne dit pas son nom, et qui veut à tout prix éloigner ses habitants du reste de la ville. On dit qu’il n’y a pas de banlieue à Marseille, mais on sait, quand on y vit, que le nord est stigmatisé, avec une organisation des transports en commun faite de telle sorte qu’il est compliqué d’aller ne serait-ce qu’à la plage ou en centre ville. Et aujourd’hui l’équipe de Gaudin travaille toujours dur à expulser systématiquement toutes les activités populaires vers le nord. On le voit sur la Plaine, à Noailles et aussi dans cet espèce de néo-centre ville qu’ils sont en train d’inventer à la Joliette où les rues sont désertes après sept heures du soir.

Pourquoi l’objectif de la requalification de la place de la Plaine, avec son marché, vise selon vous à « normaliser » la ville ?

Là, concrètement, on applique de manière aveugle des recettes éprouvées partout ailleurs de mise en spectacle de la ville : on veut faire un joli décor pour attirer les touristes, des classes de nantis qui ont un pouvoir d’achat, pour faire monter le prix de l’immobilier, en pensant que ça va donner une spirale bénéfique pour tous. Mais qu’est-ce qui fait qu’une ville est plaisante à vivre ? C’est son côté foisonnant, avec des gens différents se frottant les uns aux autres, apprenant à se connaître, non sans conflits. Il vaut toujours mieux un marché comme celui de la Plaine, où toutes les communautés présentes à Marseille se côtoient, peuvent s’engueuler, que des gens qui se tournent le dos et vivent dans des résidences fermées dans la paranoïa et la peur des uns et des autres. L’autre jour, Ishem, un ami forain, me disait : « Ils vendent Marseille dans des dépliants touristiques comme une ville cosmopolite, populaire, un brin canaille, mais ils nous éjectent. Ils nous arnaquent doublement : ils nous expulsent de là où on vit et ils utilisent l’identité qu’on donne à la ville pour attirer les touristes.  »

La Fiesta des Suds, cette année, a lieu sur le J4 face au Mucem pour faire place à un programme immobilier aux Docks des Suds. Une gentrification réussie ?

Ça se voyait venir, depuis des années. C’est l’illustration des tactiques dans la gestion urbaine et la spéculation immobilière : on commence par changer un petit peu la population ou la configuration d’un quartier – peut-être que les Docks des Suds ont servi à cela – et aujourd’hui ça ne suffit plus ! Alors on passe à l’étape suivante, pour faire la grosse plus value, en renvoyant les artistes ailleurs. Heureusement, après, les gens réinvestissent ces lieux.

Marseille serait donc résiliente ?

Regardez le nouveau Vieux Port qu’on nous a fait : un lieu voué à une déambulation complètement désincarnée, touristique, où on ne peut que passer, se regarder, faire des selfies sous l’ombrière… Et malgré ça, j’ai traversé le port en revenant d’un concert, et tous ceux qu’ils essaient de chasser de la porte d’Aix étaient là : des vieilles dames maghrébines vendant du thé sur des toutes petites tables, une bande de Kurdes tapant le carton les pieds au-dessus de l’eau, un excellent concert de raï avec trompette et un public en joie qui dansait. Cette vivacité de notre ville est réjouissante, mais il n’empêche que, face à nous, des gens ont toujours la même volonté : ça ressemble à une épuration. Jean-Claude Gaudin adorait ce mot : reconquête.

L’assemblée populaire de la Plaine c’est un modèle à dupliquer pour résister et réinventer Marseille ?

C’est un pari et quelque chose en construction. Elle est une assemblée ouverte avec des gens très divers, de tous âges, de toutes classes sociales. J’y vois comme un embryon de démocratie de quartier même si on est loin du compte et que nous ne prétendons pas représenter tout le quartier comme certains CIQ (Ndlr Comités d’intérêt de quartier). Ils tiennent toujours un discours très sécuritaire et grincheux : à toujours réclamer plus de police, plus de caméras, et dont les principaux soucis semblent être les tags sur les portes d’immeubles. A l’assemblée de la Plaine, nous avons bien sûr d’autres préoccupations. Nous avons passé trois ans à discuter et ce boulot porte ses fruits. Nous avons construit quelque chose d’autre, de l’ordre d’une réelle prise en main de nos existences. Car la démocratie qu’on nous vend est quand même une belle arnaque !

Pourquoi sur le modèle du municipalisme espagnol, qui a permis à des mouvements citoyens de conquérir Barcelone et Madrid, ne pas tenter de faire basculer politiquement la ville ?

Je ne me fais pas beaucoup d’illusions quant aux possibilités de changer les choses depuis l’institution. On le voit d’ailleurs en Espagne : la maire Ada Colau (contre laquelle Manuel Valls, allié à la droite, va mener campagne, Ndlr) – qui est une femme honnête et vraiment engagée – reconnaît qu’elle a les mains liées sur un tas de sujets. Elle a toujours eu l’honnêteté de dire « c’est la rue qui doit nous soutenir et nous critiquer, et nous avoir à l’œil ». A Marseille, on est loin du compte de toute façon. Le plus important c’est déjà que les quartiers communiquent entre eux. Nous, à la Plaine, on aimerait convoquer rapidement une manifestation où tous les Marseillais seront les bienvenus, pas seulement pour nous soutenir, mais pour parler des politiques antipopulaires.

Une Zad urbaine à la Plaine, c’est réaliste ?

C’est un peu antinomique, une Zad urbaine. Il y a eu une plaisanterie lâchée au bar de la Plaine, l’autre jour, par Youssef qui a un magasin de réparation de vélos. Il disait : « C’est simple, le dernier jour de marché, les forains ne démontent pas, ils restent : marché 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. » Et ça serait donc une Zad commerciale, méditerranéenne, avec un marché permanent ! Va falloir les aider les forains, parce que ça va être un peu compliqué de camper sur la place. Mais ça serait rigolo, non ?

Propos recueillis par Michel Gairaud et mis en forme par Louise Borreani